Quand le moment vient, lâcher ses enfants, qu’est ce que c’est dur, tellement ils remplissaient la vie des parents.

N’étant ni père de famille, ni tuteur, je parle à partir des observations des réalités qui accompagnent ces moments-là.

C’est une commande, plus qu’un projet d’inspiration personnelle, mais commande dans laquelle je me reconnais bien, tellement le sujet relationnel, familial en l’occurrence, m’est proche.

Et ceci non pas seulement à cause de l’expérience de l’enfant puis adolescent que, comme tout le monde, j’ai été.

Je le fais dans l’esprit d’une attention à porter aux articulations entre les générations. Je le fais à partir de ce binôme relationnel, qui est celui de présence-absence.

Comment dans ces moments, marqués par le départ et la séparation physique, s’articule la relation parents-enfants et comment cela impacte la vie des deux côtés?

Les ados ou les grands ados “cocoonés”, sortis de l’enfance douillette s’envolent. Cette situation idyllique est plus présente dans l’imaginaire que dans les faits.

Même si la protection que les parents fournissent par leur présence bien active est d’un secours considérable, les difficultés de  toutes sortes n’épargnent aucun enfant et sont le lieu d’apprentissage de la vie.

Parfois, c’est tellement éprouvant que cela tourne au tragique. Mais, heureusement, dans la plupart des cas, l’expérience d’amour ressenti et d’affection reçue n’a pas besoin de s’exprimer dans de telles situations extrêmes.

Quoi qu’il en soit, les parents apprennent leur propre rôle par l’intermédiaire de leurs enfants qui les font grandir, c’est une interaction qui marque la vie des deux côtés. Et lors du départ des enfants, les parents se situent dans ce jeu relationnel présence-absence comme ils le peuvent. 

Le déchirement qui en résulte n’est pas vécu de façon identique par les parents comme c’est vécu par les enfants. Nous allons surtout suivre les parents dans leur manière de vivre de telles séparations pour voir comment cela peut être porté par les enfants.

Cette présence-absence, qu’est-ce que c’est mal réparti, combien de fois c’est trop ou pas assez ! Et quand c’est trop, ce n’est pas trop de la présence elle-même, les parents en sont ravis, ils l’ont désirée, ils sont fous de joie, jusqu’à ressentir de la fierté, dont ils vont nourrir leurs souvenirs.

Lorsque les enfants sont petits, très souvent la surcharge physique et mentale des parents leur fait désirer du calme; trop d’obligations prévisibles et imprévisibles, mais auxquelles on ne peut pas se soustraire. Et lorsque la maison est vide de la présence des enfants, ce calme devient gênant. 

Il est l’indice d’une absence intolérable auquel, soit ! on consent des deux côtés. Lorsque les enfants partent ils adoptent deux types d’attitudes. 

En grande majorité, ils signent leur départ avec leurs grands sourires pour marquer l’octroi de la libération de la tutelle parentale, qu’ils désirent, et prennent le large, ce à quoi ils aspirent depuis si longtemps.

Ou alors, le départ est marqué d’un visage accablé de doutes et de peurs, qui d’ailleurs, contrairement au cas précédent, communique entre ceux qui partent et ceux qui restent, et c’est presque sans aucun filtre. 

Chez les parents, le déchirement est semblable dans les deux cas. Si dans le premier cas, la communion d’amour a quelque chose de déséquilibré, dans le second cas, c’est une communion d’amour partagé dans la tristesse de façon égale des deux côtés, l’une amplifiant l’autre. 

Dans les deux cas, les larmes de séparation vont sans doute tôt ou tard communier aux larmes des retrouvailles qu’en principe l’on désire mutuellement. En attendant, desséchées par le vent froid des sentiments de tristesse que rien ne parvient à réchauffer, elles creusent les joues. Les vains soupirs réactivent la fraîcheur des larmes de la séparation pour se montrer prêts à accueillir les larmes de la joie dans les retrouvailles.

Comme le mal de mer, la nostalgie de la maison prend les enfants avec une force variable, (souvent renforcée par la séparation imprévue comme celle due à la pandémie). A cette nostalgie les parents consentent volontiers, la souhaitent même. Et tout le monde est pris dans ce tourbillon. Les reflux qui en résultent donnent de la nausée, rien qu’à les sentir monter. 

Le vide est alors rempli par de tels “indésirables” qui peuvent apparaître de deux côtés, car les enfants qui partent, embarquent dans leur voyage leurs parents, la maldigestion qui en résulte concerne tout le monde. 

Et les parents, au lieu de rentrer à la maison, restent à quai, comme s’ils voulaient dénier au temps le droit de s’écouler, pour ne pas entendre les tics tacs de leur demeure qui mesurent implacablement la distance grandissante. 

Quand ils le peuvent, les parents aussi se mettent à voyager pour se rapprocher de leur progéniture qui vogue sur d’autres cieux et dont les chemins parfois se croisent sous un tropique en apportant la douceur des retrouvailles. 

Et toujours, impatiemment, en guise de consolation mélangée au sentiment d’impuissance devant le temps qui passe, ils attendent. Heureusement, le temps porte les germes du bonheur à venir. L’amour n’est pas mort.

Ils attendent l’heureux événement : pour qui la promotion professionnelle, pour qui les fiançailles, ou mariage, y compris religieux, toujours l’annonce d’une naissance à venir…., qui, par l’intermédiaire de leur progéniture, les comblera de nouveau en qualité d’un statut parental renouvelé. 

Malgré toutes les consolations, souvent c’est du vide que remplit leur vie, la vie suspendue dans le temps et dans l’espace. Le temps et l’espace qui ne se gênent nullement à exhiber par moment et par endroit ce vide, qui fait tourner la tête. Rien n’y fait, c’est ainsi.

“Ça fait des mois que l’on n’a pas eu de nouvelles ! Tant mieux, cela prouve qu’il (ou elle) est bien sans nous, car chaque fois qu’on reçoit un appel c’est rarement pour autre chose que pour résoudre un problème (financier ou affectif surtout).”

Ce genre de discussions assaisonnant la vie de bien des couples désormais seuls, seuls comme ils l’étaient au commencement, désormais presque tout ce qu’ils avaient construit ensemble semble leur échapper. N’était-il pas écrit, que ce serait ainsi ? 

Les restants sont des perdants, alors que l’on ne sait pas très bien comment ceux qui sont partis sont gagnants… ? On le désire, souhaite, suscite, sans jamais être sûr. Leur progéniture non plus.

Et c’est au risque d’entendre : “mon vieux, c’est grâce à moi que tu deviens grand, maintenant tu sais ce que veut dire être un homme (ou une femme).” Oui, de fait ce ne sont pas les parents qui font les enfants, ce sont les enfants qui font que les parents le deviennent. C’est “une douce école” où il y a autant à apprendre d’un côté que de l’autre (ou presque). Seulement la responsabilité n’est pas la même. 

Et tout compte fait, la valeur de la séparation n’est pas la même non plus. Les parents, qui s’entendent dire à leur enfant : va et deviens, savent que ce va et deviens s’est déjà en grande partie réalisé. Mais c’était en leur présence sous leur toit et sous leur tutelle. Alors que les enfants cherchent encore à savoir qui les envoie avec un tel message. 

Et lorsque l’on tombe sur des vieilles photos ou des jouets lâchement abandonnés dans leur état d’agonie prolongée, celui d’inutilité, heurtés dans le grenier lors d’une recherche de tout autre chose, on les regarde, dépoussiérés, on les embrasse et met dans la poche pour les montrer au conjoint qui ne peut plus monter l’escalier. 

C’est une perle rare de substitution que l’on retrouve et professionnellement, religieusement, la met dans un endroit bien visible. Avec des larmes de séparation et de retrouvailles aussi. Mais encore et toujours, que c’est dur !

La consolation est déjà prête, on l’avait déjà envisagée, accueillie à chaque pincement au cœur, à chaque pensée positive ou négative, à chaque inquiétude : “Qu’est-ce qu’ils deviennent, sont-ils heureux, même le rhume peut les terrasser”. Tout cela fait trembler les assises de leur précaire quiétude. Ils étaient habitués à s’inquiéter pour leur progéniture de leur vivant auprès d’eux. Et cela ne va pas changer après.

Dans cette relation après leur départ, et à cause de leur vieillesse, cette inquiétude pour les enfants est de plus en plus fortement mêlée à celle qui touche à leur propre vie. 

C’est dans cette double inquiétude qu’ils se reconnaissent désormais ; inquiétude comme le lien qu’ils tendent à renouer, à revivifier par les souvenirs de leur présence, mais à la longue, le temps d’attente ne porte pas de fruits espérés. 

Ils en feront parfois l’expérience en laissant s’écouler platement les journées et les nuits dans les ehpads ou d’autres institutions du même genre qui fournissent des ultimes consolations, inévitablement accompagnées d’autant plus ultimes regrets, jusqu’à éternels. 

L’amour n’est jamais mort, c’est un type de relation qui est mort, ouf, seulement ainsi. Mais en contemplant les feuilles mortes de la séparation définitive, il semble trop tard pour bien de choses.

Ces feuilles, où cachent-elles les fruits ? Cela devrait être facile à constater et pourtant, parfois on confond les deux et on fait passer les fruits pour des feuilles mortes, eux aussi. 

Et c’est alors qu’il arrive qu’avec les feuilles mortes on enterre aussi les fruits. Tellement puissante est la proximité entre la nourriture et ceux qui en bénéficient, entre la nostalgie et la rencontre, entre la présence et l’absence.

Cette confusion est faite en guise de souvenir de la gestation, où la nourriture et la croissance du fœtus étaient conditionnées par le bon passage dans le cordon ombilical, où il n’était quasiment pas possible de distinguer entre la nourriture et sa source. Comment dans cet état de fait laisser mourir celui qui doit mourir ? Selon qui ? Selon le temps ! C’est ce qui permet la croissance ?!

Le cordon n’est plus, ni physique ni relationnel. Celui de l’amour est toujours aussi présent et à vif, il est là pour permettre aux enfants de se construire à l’aide des apports extérieurs sélectionnés aux grès de leurs envies et de leurs besoins quand ils s’apprêtaient à prendre le large. 

La survie et la vie épanouie s’y mêlaient, quand la proximité géographique était raisonnable pour utiliser la machine à laver le linge des parents, refiler le bébé pour souffler en s’amusant avec des amis, ou pour aller à la messe, (pardon je me suis lâché de façon peu convenable !).  

Quand la distance est grande, le service de soutien est plus rare, mais lorsqu’il se manifeste, il peut revêtir le caractère d’une urgence dramatique. Quel soutien espérer dans un éloignement sans retour ? Toutes ses pensées mêlées avec des souvenirs enflent et remontent comme le creux d’une rivière après l’orage.

C’est dans cette ambiguïté que les enfants, une fois devenus “grands” ont à clarifier leur relation avec les parents qui en principe ne disaient jamais non, et le vide plein d’absence rendait les grands parents avides de toutes les occasions, prêts à toutes les concessions, dont leurs enfants usent et parfois abusent, et l’inverse peut être vrai : j’ai mal partout et cela m’indispose ! Mais c’était autrefois, de leur vivant.

Qu’est-ce le caractère abusif d’une relation ? Sinon dans l’absence d’un mutuel consentement, qui peut se manifester dans des situations d’étouffement ou de prise de distance tout aussi asphyxiant que désenchantée ! 

La liberté d’être ensemble, à laquelle les parents consentent entre eux pour le meilleur et pour le reste, parfois au prix d’une séparation entre eux, souvent à cause des enfants, sinon après leur départ, là aussi les parents acquièrent de nouvelles expériences en ayant l’impression de grandir. L’autorisation de nulle part n’étant d’aucune utilité, tellement on veut en disposer lorsque l’on a épuisé tous les recours à la conscience éclairée. Et ainsi les parents y entraînent leurs enfants.

Et pour résumer :

Les parents se sont construits en tant que parents grâce à leurs enfants. Au fond d’eux-mêmes, ils le savent bien et ils leur en sont gré. Si c’est ressenti comme tel, ceci est rarement partagé, la culture ambiante n’y pousse pas vraiment.

Et d’une certaine manière, ce ne sont pas les enfants qui quittent le foyer familial, ce sont les parents, sans enfants à la maison quittent plus qu’un statut, une part d’eux-mêmes. Ils ont fait leur temps de parents, le rôle qu’ils retrouvent de temps en temps en qualité de grands-parents. 

Souvent malgré eux, ils disent aux enfants et petits-enfants, pars et reviens, jusqu’aux prochaines vacances, même si parfois les enfants sont tentés de revenir plus tôt, par amour parfois et parfois pour y trouver refuge. 

Et un jour, ils vont revenir, comme cette colombe de Noé qui n’a pas encore trouvé la terre ferme, puis l’ayant trouvé, ils vont revenir avec le rameau d’olivier dans la bouche, comme signe de la paix (pas seulement éternelle) et de la nourriture d’espérance (pas seulement terrestre). 

C’est possible dans le cadre idyllique des retrouvailles signées par l’arc en ciel. 

La vie est belle ailleurs aussi, et les parents vieillissants se contentent de cela. Même s’ils savent que rien ne remplacera la caresse de la main qui s’abandonne avec le reste du corps à la douce mort de l’absence.

Le berceau de la vie accueille le berceau de toute une vie. Et c’est ainsi de génération en génération.  

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Photo : Couverture de Le syndrome du nid vide, collection “Toi et moi, on s’explique”.

©Bamboo Edition