Gaudrion, un mot orphelin perdu dans la step désertique de ma mémoire, soudain apparaît dans le champ de vision de ma conscience, y cherchant refuge. Mais, d’où vient-il, ce vagabond, comme un chien abandonné qui cherche un maître, ou un chat qui cherche un peu de douceur.

A mon tour je cherche à l’identifier en parcourant son pedigree dans un dictionnaire qui ne ment pas. Gaudrion n’existe pas, mais seulement la gaudriole, pour dire une jouissance un peu légère, si l’on songe à la légèreté de l’être, ou au contraire un peu lourde, si l’on prend en compte le poids du corps. 

Ai-je bien retenu la forme du mot, gaudrion, ou était-ce gaudriole en bon et due forme ? 

Les mots comme des météorites formés, déformés, circulant dans l’espace mental de nos cerveaux, prennent parfois forme d’une interrogation sur leurs origines. Alors que pour la plupart, nous nous en contentons de les utiliser, de nous en servir, comme bon nous semble.

Serait-ce un abus de langage que de dire que nous les exploitons comme des ressources naturelles pour la présence desquelles nous n’avons d’aucune façon contribuée ?

Notre seule contribution consiste à nous en servir et les transformer, tels les matériaux premiers, ce qui occasionne un déséquilibre dans l’écosystème humain et à cause d’un usage abusant leur liberté engendre la pollution. Nous en servant comme d’un combustible de mauvaise qualité.

Est-ce la faute au gaudrion d’avoir pollué mon espace sémantique venant en intrus ? Surement pas, mais c’est à moi d’y voir plus clair, servant de prétexte (au sens noble du terme) au développement de ce podcast.

Les mots coûtent moins cher en pollution que les conséquences du déséquilibre de l’écosystème dans la nature ?

Pas sûr ! Certes, il y a à distinguer entre les pollutions volontaires et involontaires, ce qui laisse de la marge pour une amélioration de la conscience morale. Sur le plan purement matériel, la différence n’est pas dans l’intention, elle est dans les effets. 

Le gaudrion de ma mémoire, qui de façon bien précise identifie l’environnement de son apparition dans la région parisienne, sans doute désignerait quelqu’un qui aurait un comportement gaudriole. Que le mot soit d’origine bien noble car latine de gaudere (se réjouir), ou même de son dérivé plutôt salace, gaudire (jouir), ou qu’il soit un terme dialectal, par définition difficile à lui trouver une parenté sûre, pas forcément bien noble (comme le latin) mais bien précise. Peu importe ! Je note son apparition très précisément au moment de rentrer dans ma chambre après avoir accompli les ablutions physiques, mais aussi spirituelles, et les ingurgitations matérielles du matin. 

En hôte inattendu, j’accueille le gaudrion et l’incorpore même, sans trop lui demander son avis (comment le faire ?), dans ce qui, une fois terminé, deviendra un podcast sur le Pop Art inspiré de l’exposition organisée par la fondation Louis Vuitton à Paris en automne dernier.

Mon gaudrion vagabond, dont je prends au sérieux la présence, sans vouloir l’exploiter ni en user contre son gré, mais malgré tout en sachant que, qui tacet consentire videtur, me devient précieux comme tremplin entre ce qui vient de moi et ce qui se donne à voir grâce à d’autres.

C’est bien connu, les artistes qui donnent à voir et à entendre, sont en première ligne de la transformation de la matière visible. Y compris celle de la lumière, des ondes et de leurs vibrations. Transformation en signaux, plus ou moins forts, souvent faibles, de ce que l’esprit humain y voit et comprend. Avec les scientifiques et d’autres chercheurs dans les domaines utiles, inutiles (pour qui et quand ?), mais toujours pour repousser les frontières du possible (la Nasa vient de lancer l’appel d’offre à qui veut participer aux solutions de retraitement des déchets produits par les astronautes dans les vaisseaux spatiaux), les artistes accompagnent en amont et en aval toute cette armada des curieux de savoir et de faire… plus. 

Le Pop Art en fait partie, apparemment bien plus près de la vie quotidienne, la nôtre, celle de nos contemporains, que ce ne fut le cas dans les périodes d’expression dites plus classiques. Pas sûr, mais gardons cette remarque pour plus tard, en constatant seulement que l’art reflète toujours la vie de ceux qui le commandent et de ceux qui le réalisent en étant souvent des commanditaires de leurs œuvres eux-mêmes. Moins ils en sont conscients du fait qu’ils travaillent sur commande, mieux c’est pour l’art. Même si souvent l’œuvre artistique est une commande, pour se réaliser il a besoin de l’inspiration, qui elle n’est pas une commande imposée, c’est un besoin qui s’impose comme une évidence. Identifier un commanditaire par nécessité quelconque dans une personne, fut-ce soi-même, c’est exposer dangereusement la qualité de l’art à sa seule dimension utilitariste, dont le champ d’influence est instrumentalisé, voyez comme je suis riche et grand (pour un acheteur) et talentueux (pour l’artiste)

A cet égard, l’art de la Chapelle Sixtine crève le plafond de son ciel que tout le monde admire en se contentant de voir son inscription dans un désir “confusionnément” spirituel de magnifier Dieu. Le Pop Art remplit cette lacune, avec ses limites, lui aussi. Les limites sont là, dans la société opulente, déjà en décadence, alors qu’elle semble accéder (enfin !) à une aisance digne de ce nom pour un hédonisme qui guette tout le monde.

Dans le Pop Art on retombe dans l’anonymat du moyen âge, là où l’auteur s’efface devant les choses qu’il adopte dans ses œuvres, tels quels : la radio incorporée qui marche ; comme si l’auteur voulait se cacher derrière la figure à peine visible d’un technicien en bleu de travail, travail accompli juste à l’instant. Et avec quelle efficacité, et surtout utilité. Ce n’est pas le concours de l’Épine qui fournit les modèles figuratifs pour le Pop Art, mais bien l’adoption de certaines de ses inventions qui sont passées par ce concours ou un autre pour être incorporé dans la vie quotidienne que le pop art célèbre.

Ici, c’est la modernité qui a commandé des tableaux, c’est une foule immense de bénéficiaires des pissoirs (désolé pour le machisme, mais rien n’est jamais parfait ni sans faille), donc seulement la moitié de l’espèce humaine qui y cherche à voir un reflet artistique de son âme, même trouvant agréable l’odeur de l’ammoniaque qui rappelle la belle vie, surtout dans ses moments de soulagement.

Comme dans les époques précédentes, l’objectif de toute innovation est de rompre plus ou moins clairement avec le passé que l’on trouvait étouffant. Une des raisons pour lesquelles je me suis envolé pour Hong Kong était le sentiment d’avoir fait à Paris et en France le tour de la question. Paris, si riche et si bouillonnant de culture et d’idées, devenait trop petit, sans doute à tort, mais ce fut mon sentiment. Cela peut paraître prétentieux, mais rien de cela dans mon esprit, juste le besoin d’aller voir autre chose ailleurs. D’où à l’époque le projet d’aller à Rome pour me rafraîchir théologiquement et humainement, ce qui fut transformé en voyage pour Hong Kong. Je comprends le mouvement rotatif de la terre qui m’a permis d’atterrir à Hong Kong et l’apprécie à plein poumons.

Comme dans la vie, dans l’art aussi les ruptures et les continuités se succèdent, se superposent, s’entrechoquent, interrogent les unes les autres ; ainsi vogue le navire de notre humanité. Après le romantisme, le positivisme, après le classicisme, l’impressionnisme, après le dadaïsme, l’abstractionnisme… Est venu le temps de mélanger tout cela en y intégrant les objets de la vie quotidienne qui, sur la vague des applications civilisationnelles pour rendre la vie quotidienne plus commode, deviennent des sujets de l’art. C’est sans doute bien mieux que de la nature morte, au moins là, il y a de la vie dont ces objets respirent, raisonnent, ronronnent, réveillent, rayonnent.

Depuis toujours, et durant les dernières décennies de façon encore plus évidente, vu les effets qu’il produit sur les règles de vie en commun, l’art participe activement à l’émancipation de la personne humaine du carcan rigide des lois qui en imposent. Tout en se libérant lui-même, l’art permet de porter une attention à la vie du sujet concerné par les objets qui l’entourent. Ce qui suppose prendre en compte toutes les particularités de la vie individuelle, de la vie quotidienne en sujet de l’art et donc de la vie qui s’y dépose. 

Le Pop Art, tout en restant dans le registre d’attention à la personne, la présente de façon émiettée.

Rarement un corps est un corps dans sa totalité. Pop Art transforme les objets présents dans le désordre par rapport à ce qu’ils sont dans une maison. Des plans se superposent faisant disparaître ce qu’il y a en dessous, parfois permettant d’échapper de l’intérieur par la fenêtre. Dont le cadre est rempli, plein de vie, autre, ailleurs, sans lien ni nécessaire ni possible. Tout y est parcellaire, comme dans les combles d’une maison tout y est poussiéreux et à peine nostalgique partiellement faisant partie de la vie. L’art de dire, c’est surtout l’art de ne pas tout dire ; la suggestion est une de quatre façons de lire la bible (aux côtés de la littérale, symbolique et mystique). 

L’exposition de Louis Vuitton est organisée autour de l’artiste phare qu’est Tom Wesselmann (1931-2004). Ni Andy Warhols, ni Roy Lichtenstein, qui lui sont contemporains et “trompent” dans les “mêmes affaires” artistiques. C’est une affaire de réminiscence et donc de regain d’intérêt. Tom, qui, lui-même s’est désolidarisé du mouvement Pop Art pour continuer à échapper à toute classification qu’il considère comme inadéquate avec son profil (comme on le comprend !), puis étant un peu oublié, alors que passeur entre dada, Pop Art et l’art actuel, dans ces dernières années, à titre déjà posthume suscite de l’intérêt auprès de la nouvelle génération d’artistes qui se réfèrent à lui, comme lui, se référait à Matisse, De Kooning et Marcel Duchamps. 

Les années 1950-60 marquent de son empreinte à lui, Tom, d’une nouveauté dans le paysage artistique.

Pour la première fois et ce de façon bien plus audacieuse que Warhol, lui qui vient de la pub, (Warhol venait de la bande dessinée) intègre les objets de la vie marquée par la consommation de masse, des biens qui sont destinés à améliorer les conditions générales de la vie. Ainsi les bouteilles de coca-cola sont mises à l’honneur, car portée à la bouche du consommateur et mise en sécurité dans un frigo. Elles font partie du circuit fluide car composées de la chaîne des liquides jusqu’à le pissoir érigé en statue de fontaine tout comme la lunette de WC en fenêtre (l’Oktoberfest de Munich aurait pu fournir des éléments semblables en la matière). 

Ni magnifier ni critiquer, ni amplifier ni répliquer, (Pop) Art de Tom est une constante recherche de transformation. Dans ces œuvres on peut aisément suivre les mouvements de sa vie quotidienne, en consommateur actif ou en passif observateur, mouvements qui, se succédant du lever au coucher du soleil (les siens dans à peu près le même temps), sans oublier l’entresol de la nuit, horizontalement imputable.  

Le rêve américain le traverse, c’est une donne fondamentale, mais il ne le corrompt pas, “The Great American Nude” qui s’arrêtera pour lui en 1973 (le premier choc pétrolier) avec le no 100 de la série. Est-ce un signe de conversion ? Plutôt changement de plan de projection cinématographique”. Sa dérision s’exerce à merveille, ce qui ne manquera pas de se traduire plus tard dans Little Great American Nude”. Une belle litote qui vient mettre au jour et à nue, ce qui était déjà présent dans l’appellation d’avant “le péché originel”, le vert était dans le fruit, mais fruit n’était pas encore bien consommé. Le rêve américain des big hamburgers pour en faire de tous des burger kings, a fait le tour du monde (comme celui de Marilyne), heureusement qui a eu l’élégance de s’évanouir devant certaines frontières (alors que Marilyne continue à enchanter). 

Parallèlement, il inaugure une série “Still Life” ou la nature morte est revisitée (il ne renie jamais ses racines), “la peinture aplats et l’image publicitaire, intégrée aux compositions, contribuent à créer un langage choc et immédiat” (p13 de la publication dédiée à l’exposition). En effet on n’oublie pas le pissoir comme évocation d’une fontaine (des temps modernes). Je ne sais pas ce qui marquerait le plus une femme. 

J’ai comme l’impression que dans ses élans de générosité universalisante, elle serait davantage intéressée par le dépassement de soi artistique comparable à celui de Marina Abramovic. Marquée par la rudesse de son enfance dans son pays natal, une fois le rêve américain intégré, elle transforme toutes ses souffrances en offrande à l’art de se comprendre. Directement avec son corps et avec ses rêves, avec ses aspirations à se libérer de ce corps qui la suit partout, donc sans pouvoir le faire. Désire-t-elle s’en libérer vraiment, plutôt lui imposer une disciple que connaissent les sportifs de haut niveau. 

Elle va faire un tableau en tenant une bougie avec le doigt au-dessus de la flemme pour supporter l’insupportable, ou faire une marche en solitaire (avec son photographe) sur la muraille de Chine de 2,500 km pour savoir comment la nature et surtout les pierres minérales lui parlent et la mettre en communion avec. C’est un pèlerinage ascétique à la recherche des sensations extatiques, sans pour autant décoller de la terre sous peine de ne pas respecter le contrat. C’est une propulsion terrestre pour un voyage qui ne peut se terminer que sur la terre aussi, une extase en circuit fermé ou tout (elle, ses sensations, les pierres) circule en communion. Preuve de la vie qui sort de son anonymat particulier pour pouvoir se laisser dire par d’autres “She’s above gender, she is above nationality, she is above religion and she’s above age. She Is universally known as Marina Abramovic” (Post Mag, South China Morning Post, october 27, 2024, p.25)

 

La vie d’artiste n’est jamais de tout repos, il cherche ce qui ne trouve pas et parfois on lui cherche des poux là où il n’en a pas, ou surtout il ne veut pas en avoir. Tom ne veut pas être considéré en pestiféré oublié et abandonné sur son île, il se vend mal (comme tout artiste ?) Déjà de son vivant il tombe en désuétude, ainsi artistiquement zombifié il en souffre. Vouloir échapper aux étiquettes que la bienveillance de la critique pas moins intéressée veut lui coller va lui couter bien cher en oubli, en silence. Dans son sursaut d’un frustre invétéré, en 1980 il publie un livre sous le pseudonyme, ou il détaille à la troisième personne son parcours (c’est bien peu comparé avec un écrivain du début de XX siècle, qui sous un pseudonyme présente sa propre candidature au prix Nobel).   

Tom ne s’arrête jamais, il se tourne vers le métal comme matière désormais si facile à découper au laser.

Mort en 2004 à la suite d’une opération du cœur (qui a visiblement mal tourné), il ressuscite dans ses œuvres grâce à la magie de l’anamnèse, opérée lors d’une exposition organisée en 2012. “Au-delà du Pop : Tom Wesselmann, permet aux jeunes artistes de reconnecter avec cette fontaine de jouvence dont l’art a le secret, aller là où on n’a pas encore osé d’aller, mais pour cela il faut inventer un ailleurs ou plus exactement en deviner la présence pour la rendre habitable. Trouver une réserve d’objets de taille variable mais toujours d’une même valeur, celle de la vie y attachée. Détourner tout objet de son usage premier, oui, mais écrire coca-cola sur des authentiques urnes (à vérifier !) en céramique de la dynastie Han, c’est changer d’adresse et tromper le destinataire, sans parler de l’auteur au nom duquel peuvent s’exprimer les ayants droit.

Heureusement que dans l’exposition, il n’y a pas que cela pour accompagner en paysage plus ou moins proche les œuvres de Tom. Une mention particulière pour l’œuvre de Yayoi Kusama, Self obliteration (1966-74), la note qui accompagne la photo dit très clairement : Peinture sur mannequins, tables, chaises, perruques, sacs à main, tasses, assiettes, pichets, cendriers, plantes en plastiques, et fruits en plastiques, dimensions variables (je n’ai pas compris cette dernière). L’œuvre se trouve à Hong Kong, M+

Et me voici atterri sur le sol hongkongais avec cette figuration qui reste au centre de la mémoire sur la peinture tachetée vitriolée, les figures féminines immobilisées comme dans le flash mob. Dans l’exposition, cette œuvre figurative était posée sur un tapis de nouilles, réelles, mais traitées pour ne pas pourrir et pour ne pas donner envie aux enfants à en goûter non plus. 

Même si l’on a envie que l’art, à plus forte raison Pop Art soit proche de la vie quotidienne, il faut encore s’assurer que la bonne distance en soit garantie. La bonne distance que je vois dans le fait que Tom n’avait pas eu envie de faire circuler les urines dans la fontaine sous forme de pissotière. Alors qu’il l’a fait pour la radio qui émettait des sons bien conservés depuis leur origine. 

Les pollutions olfactives, sonores ou encore mentales, car langagières n’est jamais une fatalité. L’art qui transforme, nettoie, dépollue, il veille. Nous aussi.

Pop Art contribue ainsi à dépasser les frontières entre les trois temps (passé, présent, avenir), en brouillant les frontières, la tâche, qui autrefois était uniquement réservée aux fées, sorcières, anges et diables. Ni mettre le Crucifix dans les urines, comme l’a fait un autre dont, il vaut mieux taire le nom. 

Mais terminer un podcast sur le Pop–Art de façon aussi peu réjouissante, c’est faillir à la vocation du Pop-Art.

Heureusement que Youtube assure. Tout à fait par hasard, en cherchant un morceau de musique mettant de bonne humeur, je tombe sur cette compilation qui illustre à merveille ce que le Pop-Art dans sa vie quotidienne, enchanteresse des veinards ayant la possibilité de participer à un concert de telle envergure. Les sourires et la détente gagnant les plus résistants, irradient tous les visages et tous les corps sont pleins de grâce.

C’est cela la vraie vie.

https://youtube.com/watch?v=qGvQ1rvN6ZE&si=WJXzWy3HcIS-ZWiR