Ce podcast est encore le fruit de lecture d’été à laquelle je fus invitée par une amie qui, en bonne psychologue spécialisée dans le rêve éveillée, m’a offert deux ouvrages de Marie-Madeleine Davy (1903-1999), La connaissance de soi, et L’homme intérieur et ses métamorphoses.

Plutôt que de fouiller dans les contenus des livres et par reflet en faire une introspection personnelle, je me suis attelé à comprendre un peu mieux le mécanisme de vie spirituelle en général et les implications que cela peut avoir sur la vie de tels spirituels.

Je me limite au premier livre, pour chercher à comprendre comment la vie spirituelle peut se laisser éclairer à partir de la distinction entre le soi et le moi. Une nuance grammaticale, qui une fois acceptée et auscultée dans le contexte de la vie spirituelle, s’avère riche en enseignement sur la manière dont la vie spirituelle peut se développer.

 

Posons des bases pour le raisonnement qui va suivre.

Elles résultent de ce que le livre donne à penser à un lecteur avisé qu’est l’auteur de l’introduction faite par un familier de la question, Marc-Alain Descamps (1930-2018) psychanalyste du rêve éveillé et bon connaisseur de yoga. Le livre est basé sur le besoin de se connaître soi-même. “Si tu arrives à te connaître, tu connaîtras en même temps l’univers et les dieux” (l’inscription au fronton de temple d’Apollon à Delphes). En d’autres termes, si tu connais ton intérieur, tu connais aussi ton extérieur.

C’est alors que dès le début du chemin entrepris, se manifeste comme un défi la réalité du mystère. “L’homme est synthèse du fini et de l’infini, du temporel et de l’éternel, du déterminisme et de la liberté”. Se confronter à un tel mystère, tel est le prix à payer à qui veut s’y aventurer avec autant de sérieux que la valeur qu’il attribue à sa vie.

Au cours de l’histoire occidentale, on est passé de la psychologie littéraire (Augustin, Montaigne, Balzac…) à la psychologie scientifique. “A trop vouloir la vérité de l’instant, on est pris dans les vertiges de reflets de miroirs en abyme par leur renvois infinis de type narcissique.” M-M Davy qui semble hésiter entre Freud et Jung, vers la fin du livre donne son prédominance à Jung, car elle défend la thèse selon laquelle quelque soit la méthode, on ne s’adresse qu’au moi empirique, alors qu’il y a un autre soi-moi (expression est de RK) et peu importe comment on le qualifie. Lorsque le voile de l’ignorance, que le mystère garde jalousement, se transforme en miroir, peut alors s’installer la nostalgie du pur, du vrai, de l’authentique. Mais pour y pénétrer, il faut apprendre à faire la différence entre la connaissance et le savoir. C’est ainsi que l’on peut commencer à mesurer la distance entre le Moi et le Soi. Et les apprécier chacun pour sa part, car ils ne peuvent se comprendre l’un sans l’autre.

 

Si traditionnellement dans la chrétienté le Soi dominait sur le Moi, l’inversion s’est opérée dès la Renaissance et les Lumières. Or, en déplaçant de nouveau l’accent du Moi vers le Soi, le maître spirituel va succéder au psychanalyste. Le livre ouvre une nouvelle perspective, à l’époque ou le mouvement inverse semblait demeurer à jamais, sans jamais imaginer une quelconque déviation de la trajectoire indiquée par les sciences humaines émancipées pratiquement totalement des sciences théologiques et spirituelles.

 

Pour avancer dans cette distinction entre le Moi et le Soi, il ne faut pas s’arrêter sur le Moi, en le considérant, dans une vision à courte vue, atteinte de myopie, comme aboutissement de toute recherche fournissant pêle-mêle connaissances et savoirs. Il faut entreprendre un travail de nettoyage qui conduira à la catharsis, à la purification qui se fait au moyen de ce que l’on appelle la kénose. “Après la psychologie des Profondeurs, vient la psychologie des Hauteurs”. C’est presque une déclaration affichant le triomphe des sciences humaines, spirituelles sur les sciences dites exactes. Mettre en avant la connaissance de soi comme un mystère, c’est se laisser conduire sur le chemin de la dualité qui, en la faisant diminuer, aboutit à la suppression ultime de la dualité. Et si celle-ci résiste, c’est le signe que la connaissance de soi est encore une ignorance. Pour accompagner un tel homme en chemin (en philosophie homo viator de Gabriel Marcel), M-M Davy fait appel à la notion de Microtheos, dont la presence peut être constatée dans l’image divine que l’homme a toujours porté en lui. La notion d’image étant connexe à celle de l’omniprésence divine que l’on pourrait appeler le Macrotheos.

 

Le développement qui va suivre n’a donc pas pour objectif de fouiller dans les fonds du mystère de l’homme connecté à celui de Dieu. Mais nous attarder sur une relation entre le Moi à la dominante psychologisante et le Soi à la dominante philosophique-spiritualiste.

 

Après avoir lu le livre sur La connaissance de soi, on n’est pas tout de suite capable de passer à autre chose.

Déjà à cause de toutes les évidences sur le soi qui sont confrontées dans le livre. À la lumière du raisonnement de l’auteur, ces évidences sur le soi ne sont pas évidentes. Elles peuvent être le fruit de l’imaginaire, d’un besoin de soutien, un moyen d’une exploitation, d‘un placebo ou ersatz. Vue de la sorte, l’on peut les mettre sous le vocable de Moi dont le Soi se confond avec lui. En donnant la priorité absolue à son autonomie, véhément, véritablement revendiquée et fièrement affichée.

 

Cette remarque porte tout autant sur le moi que sur le soi, car l’absorption de l’un dans l’autre est possible dans les deux cas. De façon plus ou moins directe dans le livre, le Soi qui occupe le devant de la scène du raisonnement, et qui a tant besoin d’être révélé au grand jour (à l’aide de la psychologie des profondeurs, Jung etc) est en même temps accusé des maux qui, telles des boursouflures, apparaissent sur la peau de la vie spirituelle en occident chrétien. Comme si le corps, intoxiqué par le traitement de ce binôme Soi-Moi, voulait expulser des substances nocives qui ont été introduites lors du processus pédagogique chrétien appliqué aux nouvelles générations. Le manque de reconnaissance du Moi et la survalorisation du Soi serait responsable d’une telle situation qui nécessite des soins dans les services d’intense thérapie humaine et spirituelle.

 

C’est tout au moins ainsi que je reçois le contenu de ce livre, comme une invitation à regarder ces deux, le Moi et le Soi, de plus près, dans la perspective historique du développement du christianisme et de sa place dans la civilisation occidentale. Le faire à l’aide de ces deux pronoms le Moi et le Soi, c’est chercher les moteurs respectifs de la dynamique du développement des sciences naturelles et des sciences humaines.

 

Un Moi et un Soi sont dans une relation réciproque, mais pas toujours bien pacifique.

Un des premiers constats qui vient du regard posé dans la perspective historique, comme nous l’avons déjà suggéré, est que donner une prédominance à un Soi au détriment d’un Moi, c’est oublier les dommages collatéraux. Et inversement. Chaque fois on argumente la prédominance de l’un sur l’autre par souci de bonne éducation, dans un sens ou dans l’autre, scientifique ou spirituelle (humaniste pouvant être un allié de l’un ou de l’autre), pris au sérieux par l’entourage désireux de transmettre des bonnes valeurs, devenant une priorité absolue, mais excluante.

 

Pour nous attarder ici uniquement sur la religion chrétienne et ses influences sur la vie sociale, on constate que le souci prioritaire d’éducation, appuyée sur les valeurs chrétiennes, s’exprime traditionnellement dans des attitudes à inculquer des valeurs comme celle de sacrifice, d’une vie bonne. Si on reste dans une approche scientifique, mais humaniste sans référence à une divinité, on considère que plutôt qu’une référence religieuse, il est plus noble de s’adonner aux arts du beau, bon, gentil et utile. Dans le premier cas, celui qui nous intéresse, il s’agit de travailler pour survivre, souffrir en silence, remettre le bonheur à plus tard, et en toute chose trouver du soulagement dans une piété plus ou moins populaire qui en résulte. En même temps, englober ces valeurs, tel un chapelet, la liste peut se prolonger par d’autres caractéristiques semblables, dans un Tout de Soi.

 

A la lumière de ce constat, il semble plus facile de répondre à la question, pourquoi le Soi peut-il être une source de tant de malheurs dans la culture occidentale post chrétienne? Tous les abus sexuels ou autres constatés dans les structures de l’Eglise catholique (pour ne parler que de pro domo sua) en sont des témoignages à charge de ce Soi si mal digéré par le Moi et inversement. Ce qui favorise la tâche d’identification de telles pathologies, c’est le fait que Marie-Madeleine navigue avec aisance entre les différentes sphères intellectuelles, culturelles et religieuses. Particulièrement ces dernières recèlent un réservoir symbolique riche en tant que pourvoyeur des valeurs pour la vie en société. Forte de son expérience et des connaissances, elle voit très bien la différence d’approche entre la vie intérieure et celle de la connaissance de soi, suivant la sphère occidentale ou orientale. Elle part d’un constat très simple. Dans la culture occidentale on va partir de SOI comme sujet pour considérer sa vie intérieure, spirituelle, alors que dans la culture orientale on part et on parle de MOI avant tout. La différence ne saute peut-être pas immédiatement aux yeux, pourtant, comme nous allons le voir (ce que j’espère) elle est lourde de conséquences.

 

Appuyons-nous sur Jung pour développer cette co-relation entre le Moi et le Soi.

C’est dans la partie consacrée à la transformation et personnalisation (p. 93…) Du point de vue psychologique, les rapports entre le Moi et le Soi s’éclairent mutuellement dans l’élaboration de la construction de la personnalité. Lorsque ce mouvement s’opère, le moi se dépouille. Au fur et à mesure de ce dépouillement à l’intérieur d’abord, les rapports entre les différentes parties de la personne, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, se modifient progressivement. Dans cette élaboration le Moi est à purifier et le Soi est à faire advenir. Mais pour que le Soi puisse advenir correctement, il faut accepter que dans la construction de l’individu baignant dans un Microtheos (qui s’effectue grâce à une telle dynamique entre le Moi et le Soi), on reste flou sur les éléments qui la composent. Ceci est possible grâce au recours au terme de personnalité (une sorte de stratagème philosophique à l’usage théologique et spirituel) qui dans cette acception ouvre au Soi extérieur, alors qu’il est en même temps partie constitutive de l’individu, à première vue dominée par le Moi.

 

Pour mieux saisir l’interaction entre le Moi et le Soi, selon Jung la distance entre les deux est comparable à celle qu’il y a entre le soleil et la terre. ”Ce Soi, les uns envisage comme divin d’où l’idée de “Dieu en nous”, d’autres comme pourvu de contenus autonomes” (p.95). Cette revalorisation du Soi conduit à la prise de conscience de l’auto-naissance (born again). Selon Berdiaev, le Moi est posé initialement, le Soi (la personne) est proposé. La tâche que le Moi se doit d’accomplir selon le philosophe et théologien orthodoxe est d’arriver à réaliser la personne au moyen de la construction de sa personnalité. Et là, on est clairement dans la perspective chrétienne que Saint Paul a explicité (voir plus loin).

 

Pour continuer cette réflexion, je voudrais m’attarder sur la comparaison entre la différence d’approche concernant le Moi et le Soi entre la civilisation occidentale et les civilisations asiatiques, en supposant que ces civilisations asiatiques ont un fond commun. Désolé pour des simplifications, sans quoi (et même avec) cela pourrait être préjudiciable à la clarté du propos. En courant ce risque, je voudrai mettre finalement en évidence une corrélation entre les différentes sphères culturelles et religieuses en faisant le pari que le Moi et le Soi en sont d’excellents indicateurs.

 

Dans la culture asiatique (bouddhique essentiellement, mais pas exclusivement) le soi est considéré comme sujet, (un individu, un être humain).

Mais ce terme, tout en étant appliqué à un individu, est réservé à un Soi englobant, dont l’individu fait partie, un Soi idéalisé, transcendant si nécessaire, parfait et immuable. C’est exactement la définition de Dieu dans la philosophie grecque. Donc jusque là pas de différence tout au moins formelle entre les deux sphères. Cependant “la philosophie” asiatique (surtout hindoue, yoga), tout comme le christianisme, préfère (depuis toujours?) distinguer entre le soi et le moi. Si elle le fait, c’est pour s’attarder sur l’identité profonde de ce moi et non pas comme dans le christianisme, sur le Soi avant tout. Cette philosophie asiatique est reliée à l’existence humaine qui ne sépare pas la dimension religieuse d’un tel traitement effectué par la raison, (les termes sont si peu adéquats, car forgés dans la culture occidentale, ce qui ne simplifie ni la présentation ni la compréhension). 

 

Alors qu’en Occident jusqu’à l’époque récente, le moi est déprécié pour des raisons d’abnégation justifiée par l’approche chrétienne de la vie sur terre dont la valeur apparaît toute relative en comparaison avec l’autre vie, céleste, éternelle, paradisiaque, car incorruptible ni par le temps ni par l’esprit. On a laissé ce Moi très largement méconnu s’absorber dans une démarche d’abnégation dans le Soi qui lui est englobant et qui ainsi le rend opaque et totalement dépendant du soi de l’individu, lequel par la réaction en chaîne est de façon similaire dépendant du SOI englobant, transcendant.

C’est la décrue de la présence chrétienne dans la société occidentale qui fait apparaître, non seulement une partie submergée de Moi, mais aussi celle de Soi. Le vidange a ceci de positif. Elle n ’est pas seulement faite pour changer le liquide pour un autre de meilleure qualité, ou pour compter les poissons, mais aussi pour faire apparaître de façon plus facile à observer toutes les épaves qui jonchent les fonds marins… C’est le cas du Moi et du Soi qui pour une grande part y gisent.

 

Les deux cherchant à reprendre vie, chacun pour sa part et de façon harmonieuse entre eux pour ainsi procurer un avenir communément assumé à l’intérieur d’un individu, d’une personne. Pour le reste il faut attendre la psychologie des profondeurs et surtout l’éternité avec son agent actif qu’est celui du mystère. En attendant, cette décrue, bénéfique à bien des égards pour l’individu dans sa singularité et pour le sujet croyant en particulier, fait apparaître les vestiges de ce moi qui s’est enlisé dans la vase du fond marin de la nostra mare de la civilisation chrétienne qui se vide de son liquide amniotique. 

 

Le Moi oriental et son Soi englobant, idéalisé, sont comme le ying et le yang, qui se côtoient et interagissent, mais ne se confondent pas. Or le soi spirituel du croyant occidental est totalement immergé dans le Soi divin. Et s’il ne l’est pas, c’est la faute à un Moi, nécessairement mauvais, qui avec ses lourdeurs terrestres charnelles, empêche le soi spirituel de se fondre dans le Soi divin.

C’est alors que l’on mesure la bavure dans la méconnaissance du Moi qui aspire non seulement à la reconnaissance de sa propre existence, même ambiguë du point de vue de la vie spirituelle et éthique. Mais aussi et surtout, comme le signale Jung, pour participer à la construction de la personnalité sans qui celle-ci sera tronquée, rachitique, gauche, et se présentera, dans le meilleur des cas, sous forme de bonzaï dont l’esthétique extérieure, pour le compte de tiers, prime sur les souffrances de l’individu. Les applications de ce constat sont multiples dans le domaine de la vie de l’Eglise et de la société.

Nous en parlerons la prochaine fois.

La suite de cette réflexion la semaine prochaine…

 Un petit aperçu….

Saint Paul y est pour quelque chose, mais seulement lorsqu’il est pris au mot de façon inaboutie du point de vue de son raisonnement théologique dans son ensemble. Il établit une différence entre un corps charnel et un corps spirituel. L’un étant destiné à la corruption (sarx, un corps qui plus tard est à mettre éventuellement dans un sarcophage!?). L’autre est destiné à croître pour devenir le porteur effectif de vie éternelle, capable de la pénétrer par la force de la foi que Dieu seul donne à qui il veut et qui telle une flamme est accueillie et éventuellement entretenue dans la durée, comme on le peut, comme on le veut.

 

Si la distinction entre le Moi psychologique et le Soi idéalisé semble à peu près claire, il faut entrer un peu plus en profondeur dans la distinction entre le Soi de l’individu et le Soi de l’Autre. Pour ce faire, il semble utile de s’arrêter sur la notion du corps dont émane ce Soi, et ce Moi. La notion du péché faisant office de marqueur pour distinguer le bon Soi du mauvais Moi.

 

“Comprenons-le bien, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fut réduit à l’impuissance ce corps de péché, afin que nous cessions d’être asservis au péché.” (Rm 6,6). Puis, “si vous vivez selon la chair vous mourrez. Mais si par l’Esprit, vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez” (Rm 8, 13). Dans cette perspective, ce qui “sauve” le porteur du corps, c’est l’intervention divine grâce à laquelle, même si “On est semé corps physique, on ressuscite corps spirituel” (1 Cor 15,44).

 

Dans cette vision de Paul, c’est tellement vrai qu’au point de pouvoir affirmer avec lui que “votre corps est le temple de l’Esprit Saint qui est en vous et que vous tenez de Dieu”. Comme conséquence d’une telle intervention, le croyant ne s’appartient plus à lui-même, car “vous avez été bel et bien achetés”. Et donc, pour cette raison “Glorifiez Dieu dans votre corps” (1 Co 6, 19-20). Glorification extérieure réservée au moyen des rites de purification du corps et de l’esprit, est enracinée dans des profondeur de l’être humain qui est régi par le Moi bien humain, mais qui sous l’influence du Soi divin se présente sous forme d’un Soi tout humain, sous forme justement d’une personnalité. Or, le Soi de son adorateur n’appartient qu’à Dieu. Celui-ci, est-il destiné à être dissout dans le Soi divin? Comme le Moi asiatique est dissout dans le nirvana du néant? Pas tout à fait. Le soi de l’Adorateur garde son identité propre au point d’être doté d’une conscience éternelle. Comment? Cela reste à voir.

 

En attendant, ce qui est particulier dans le christianisme (et d’autres religions dites monothéistes), c’est qu’une toile relationnelle se tisse de façon bien spécifique et avec des résonances sociales bien particulières, uniques, distinctes de ce qu’est la toile dans la spiritualité orientale. Cette toile chrétienne se rend visible au fil des différents développements théologiques que Paul met à disposition des croyants dont il a la charge. Au point de constater que c’est de l’existence d’une toile que dépend la valeur de la vie du croyant.

 

Cette dépendance communautaire n’est pas vraiment primordiale pour l’approche spirituelle asiatique, où est prioritaire la démarche individuelle d’un bout à l’autre de l’existence de l’individu, même si celle-ci est accomplie en présence des autres, pour les autres et avec les autres. C’est une toile sociale à caractère circonstanciel qui se rend visible dans toutes les interactions que les individus suscitent. (Tout comme on fait le voyage touristique vers un lieu de pèlerinage, mais avec la différence qui est celle de devoir rentrer dans la posture de pèlerin qui a découvert non seulement la valeur spirituelle de sa destination, mais aussi du chemin qui le rend communautaire, car en communion avec le Christ (et ses saints).

 

La toile chrétienne est multidimensionnelle, car composée des fils qui relient les croyants à Dieu, mais aussi entre les croyants eux-mêmes. Ceci trouve son fondement dans la place que tient (à tenir) la présence du Christ comme principe de communion et d’unité. La relation au Christ devient appartenance à un corps plus vaste, qu’est celui de l’Église et même dans une extension finale celui de l’humanité entière. Sans oublier “la terre nouvelle” avec tout l’univers ainsi renouvelé. Le passage du corps mortel au corps de gloire se fait par l’intermédiaire du corps du Christ. Tout son corps, celui de gloire, emporte sur celui du corps physique, sans pour autant l’oublier, le déprécier ou encore le nier. Et là se trouve le vivier pour une théologie du corps.

 

Le dictionnaire de la théologie de saint Paul, en parlant du corps selon l’apôtre, fait une remarque préalable qui éclaire la théologie du corps chez Paul avec ses apories liées à son époque.

 

Les sciences modernes ont eu l’intuition que le corps était la personne elle-même; il constitue son expression, il en est la présence. L’individu n’est pas son corps qu’il posséderait: il est son corps où sont écrites les traces de croissance et de souffrance, ce corps livré au regard de tous, relié au vaste univers qui l’entoure. Par le corps, l’individu est au monde, par lui il devient un être relationnel et solidaire”.

 

C’est le Moi du corps qui s’y exprime, le lien avec la pensée orientale semble ainsi retrouvé. Or, dans la vision grecque le corps n’est que le “cercueil” dans lequel l’individu est enfermé et un jour déposé. C’est encore moins facile dans la langue hebraique qui est très riche en description de cette corporéité qui fascine, interroge et dérange et finalement fournit le terme dabar qui semble le plus proche de ce que nous appelons corps et ou chair, les deux termes retenus par Paul. La somma (corps ou chair) grecque est déjà en elle-même un terme à de riches facettes. Celle qui est la plus porteuse de sens chretien est celle qui signifie que la somma peut se libérer des forces de mort, qu’elle porte en elle, jusqu’à les détruire, pour vivre la vie de l’Esprit. Le corps est en devenir, il a un avenir.

 

Pour la vision asiatique, le Soi idéalisé est une référence extérieure dont l’usage s’accomplit dans le paradigme d’un guide restant extérieur à la vie de celui qu’il guide et qui, par les exercices répétés initie aux habitudes, grâce auxquelles son disciple peut parvenir à élever son Moi pour atteindre ce qui lui est le plus cher. C’est-a-dire se dissoudre dans le Soi, sans corps ni visage. Le but qu’il n’atteindra d’ailleurs que péniblement, grâce à la gymnastique de son Moi personnel que, à mon sens l’on doit appeler le moi extensible et extériorisable, car se muant en Soi évanouissant.

 

Cependant, dans le christianisme, le Soi personnel n’est pas que négatif, car à la vision précédente de Paul, il faut ajouter celle-ci. Le corps tout entier participe à la glorification, même celui qui n’est pas encore transformé par la resurrection, ni même par une renaissance (born-again) mais seulement en chemin en etat d’un Homo viator. Dieu accepte cette imperfection, mais à condition de la reconnaître et de s’employer à la faire contenir, diminuer et disparaître, grâce à Dieu et à la grâce de Dieu.

 

En d’autres termes, la vie spirituelle dans son autoconscience est ligotée par le tout de Soi qui l’absorbe dans un Soi qui a cessé d’aspirer au Soi divin, et qui se contente d’un Moi psychologisant avec lequel il va finir par se confondre et y dissoudre. Certes, de grands mystiques ou des gens spirituels qui vivent leur foi dans le cadre de la religion dite populaire n’avaient que faire de telles considérations. Leur Moi constamment catharsisé était totalement engagé dans l’aventure spirituelle, et la référence au Soi plus grand qu’eux, que leur Moi, n’était qu’une formalité d’usage rituel. Pour la plupart d’entre eux, ils vivaient bien loin des influences des courants de pensées qu’a véhiculé la culture chrétienne du Soi, au détriment du Moi.

 

Sans entrer dans la complicité de cette influence au cours de l’histoire du christianisme, retenons seulement deux éléments. Le premier porte sur l’influence indéniable et durable (jusqu’à nos jours) du jansénisme. Il se caractérise par sa dureté d’approche semblable à des mouvements puritains (avant l’heure). Il l’est en héritier de la tradition cathartique, entretenue notamment dans les ordres religieux, qui supposait que pour se présenter à Dieu, il fallait être irréprochable. Les rites de purification pratiqués dans les religions dites monothéistes en témoignent plus largement. Mais s’y ajoutent un apport fourni par la philosophie idéaliste pour le compte de la spiritualité. Le deuxième élément est celui, à caractère archétypal, une tendance naturelle à être propre sur soi lorsque l’on se présente devant un plus grand que Soi.

 

Les deux Soi, celui de l’individu et celui de l’autre englobant, en dépit du même mot qui les décrit, ne sont pas identiques.

La différence est comparable à celle qu’il y a entre la réalité et l’image de celle-ci. Cependant l’usage du même mot les rend très proches l’un de l’autre et les “force” à vivre ensemble en bonne intelligence. Comment faire sinon pour le petit Soi, en se présentant en état présentable devant un Soi irreprésentable. A première vue, heureuse fusion sans confusion, Dieu est Dieu et l’homme est l’homme. Leur commun soi est le résultat de la bienveillante générosité du divin donateur qui sans ce geste de débordement de son amour ne peut se satisfaire de son Soi. Ils sont tous les deux dans une nécessité de débordement, l’un par le haut et l’autre par le bas, l’un de façon incréée, l’autre de façon créée. Ceci a des conséquences directes sur l’identité de l’inspiration chrétienne ou orientale. Le christianisme est inspiré par le haut vers le bas, alors que le bouddhisme par exemple est inspiré du bas vers le haut.

 

La toile sociale et communautaire n’ont pas la même résonance. Dans le cas occidental, elle transforme la société, or dans l’approche de la spiritualité asiatique, elle la maintient. On comprend alors mieux cette facilité naturelle de confiance à notre instinct et notre vision par en bas. Or, celle d’en haut semble bien plus exigeante car suppose un pari d’élévation sans en avoir encore ressenti les effets et sans en ressentir un confort de justification satisfaisante d’une telle démarche, comme c’est le cas dans une démarche purement expérimentale (yoga ou autre).

 

Dans le bouddhisme et le christianisme, cette nécessité est totalement assumée par la liberté souveraine de l’un et la liberté “submitive” de l’autre. Ils peuvent communiquer par le canal idéalisé qui les relie d’un soi qui se donne, à l’autre qui rend grâce, ou de même, le premier dans la logique du don gratuit, le second dans la logique transactionnelle. Mais ces deux cas de figure de la liberté n’ont de vrai que la simplification à but pédagogique pour faire apparaître les différences, or la réalité est bien complexe dans les deux. Car, si le christianisme est une religion qui se prétend comme sa grande sœur juive, révélée, et suppose une acceptation mais active, dans le bouddhisme par exemple, la révélation intervient en terme d’une illumination que le christianisme connaît aussi.

 

Or, en Occident, on parle encore peu du Moi, pas en philosophie qui préfère rester avec soi pour discuter à sa guise sur ce qu’est l’homme dans son devenir magnifique ou tragique. Ce sont les sciences humaines, commençant par la littérature, comme nous l’avons déjà mentionné, et surtout la psychologie des profondeurs, rejoints en philosophie par la phénoménologie qui vont s’attarder à “fouiller” dans les très-fonds ténébreux et souvent inhospitaliers pour la philosophie idéaliste.

 

Un autre aspect de ces Moi et Soi est aussi à prendre en compte.

Ils remplissent les deux mondes d’existence, un extérieur, un intérieur. Celui de l’extérieur est relié à l’appréciation quantifiable, “celui de l’intériorité exige une exploration dans une profondeur quasi démesurée.” Démesurée, sans mesure car au-delà de la mesure de ce qui peut être considéré comme raisonnable. La connaissance de soi résulte d’une interrogation, l’enfant de 6 ans que nous étions initie une telle quête visant à comprendre. L’homme, autrefois enfant, poursuit sa quête dans le domaine spirituel, où il tend à relier les deux mondes, extérieur et intérieur, mais par une sorte de ByPass parabolique pour connecter avec le SOI de l’Autre.

 

Pour y arriver, la priorité est à donner plutôt à l’attention qu’à la volonté. On sait par expérience que le volontarisme démesuré suit le même but que l’attention, mais bien différemment. La volonté cherche à arriver au but recherché, le plus vite et à moindre frais si possible, mais souvent à tout prix (le but justifie les moyens) alors que l’attention s’attarde sur la rencontre. Dans le premier, le but justifie les moyens, alors que dans le second le but intègre les moyens qui devraient avoir la même valeur que le but lui-même. Le but y est à identifier déjà sur la route où l’on marche ensemble pour arriver au même but. 

  

Donc la préférence pour le Moi, Je, comme dans la nouvelle formule de mariage : Moi, Je, Je Te prends pour époux épouse et je me donne à Toi. Du moins là aucune ambiguïté, ce sont les deux corps qui donnent les contours très concrets et circonscrits à la vie de Moi, de chacun, et leur Moi commun, en lien avec leur Soi personnel et le Soi de l’Autre. Donc en fait, et c’est mon constat, il y a deux Moi et deux Soi et ils se croisent et fécondent sans (jamais?) se confondre. C’est tout au moins le souhait que l’on pourrait formuler pour la défense de l’autonomie et d’interdépendance des relations sans confusion.

 

Pour terminer,

 

Après la lecture du livre, on comprend mieux le titre, La connaissance de soi, et pas la connaissance de Moi. Le livre n’a pas pour but de nous faire descendre dans les très bas des profondeurs psychologiques pour explorer en sous marin et ou en réparateur potentiel ce qui doit demeurer un mystère. Même les accents fortement autobiographiques de Marie-Madeleine ne peuvent justifier une telle méprise. Dans ce Soi, c’est du Moi de chacun qu’il est question, et tous ces Moi sont présentés sous forme d’un terme générique de Soi. La grammaire qui nous tient, même résistante, se fait obéissance, si toutefois on la présente comme un allié. Sinon, instrumentalisée et donc soumise sans avoir son mot à dire, elle devient lasse comme un serviteur quelconque dont on n’attend que de l’obéissance. Il en est de même pour notre Moi et pour notre Soi, ceux dont nous avons la responsabilité.

 

Donc le Soi de Moi et le Moi de Soi. Seulement les deux peuvent aller ensemble vers le Soi divin pour s’y présenter “présentable”, comme il l’entend.  Et qui invite à être avec lui, soi-moi!