Après la messe de l’autre samedi, je sors de la chapelle avec l’intention de trouver vite un taxi pour aller voir une pièce de théâtre. C’est assez loin, prendre les moyens de transport en commun aurait était plus économique, mais je n’aurai pas le temps pour arriver à l’heure. Marcher pour prendre le bus qui amènera au métro qui amènera à la station la plus proche du bâtiment où la pièce est jouée, d’où marcher et surtout trouver le bon escalier et la bonne entrée dans la bonne salle en un temps bien plus court que ce qui est nécessaire… La décision est irrévocable.

 

Dans l’espoir de trouver un taxi, je croise des Churchgoers qui sont déjà sortis avant moi de la chapelle et qui attendent un Uber. Je suis un peu pressé, je m’entends dire devant eux. Vous allez où ? C’est après Quarry Bay pour voir un spectacle. Pinocchio me délie et nous lie. Nous y allons ensemble. Une fois arrivés, ayant trouvé le bon escalier, la bonne porte et la bonne file d’attente, pas du premier coup, nous voilà aux portes de l’objectif de la soirée. 

 

Une occasion pour bavarder avec des inconnus, avec les non reconnus tout de suite, mais bien connus et évidemment avec des connus qui me reconnaissent plus ou moins facilement, plus ou moins timidement, chacun sa timidité. Une fois dans la salle, ce même schéma se reproduit. C’est lui, dit l’homme, vous l’avez baptisé, un souvenir vague sort d’un brouillard qui enveloppe la vallée du passé qui se perd dans les vapeurs laiteuses de ma conscience ainsi réveillée. Et ceux devant sont avec des enfants qui, eux aussi…. 

 

Merci Pinocchio, merci Marion et Patrick, grâce à vous je peux rencontrer des gens qui sont là, parce que je suis là. Mais ce n’est pas pour vous raconter mes rencontres dans des endroits pareils que ce podcast est destiné. 

 

Fabien Lacouture, “Pinocchio et Peter Pan : la tragédie de l’enfance”, in K. Revue transeuropéenne de philosophie et arts, 5 – 2/ 2020, pp.58-78

 

“Il fume, sans pâlir, la feuille traîtresse de notre cigare, il rit au visage du préteur comme les premiers chrétiens riaient au visage de Néron, il connaît toute la famille du blasphème hérétique, et sur le thème obligatoire du saint nom de Dieu, il donne un concert de variations infinies. Il est le Paganini du blasphème ». (Collodi, 1910, p. 18, notre trad.)

 

Ces mots sont ceux de Carlo Lorenzini, plus connu sous son nom de plume, Carlo Collodi, auteur d’un ouvrage majeur de la littérature italienne, Les Aventures de Pinocchio. Il ne parle pas – pas encore – de la célèbre marionnette de bois créée par Geppetto, mais de l’enfant des rues, sujet qu’il a longuement traité lorsqu’il était journaliste jusqu’au milieu des années 1870. Pinocchio semble à première vue loin du garçon sans foi ni loi, délinquant et rebelle qui nous est présenté ici. Dans la pensée collective, Pinocchio est un pantin, personnage à l’allure enfantine, turbulent certes, mais qui ne souhaite qu’une chose, devenir un « petit garçon comme il faut ». (Collodi, 2001, chap. XXXVI, p. 315) Il n’est pas un « Paganini du blasphème ».

 

Pourtant, l’écriture et la publication des aventures de Pinocchio ont une histoire complexe.

Pinocchio est le résultat de deux campagnes de rédaction.

La première rédaction date de décembre 1880 à janvier 1883, elle fut publiée sous le titre de Storia di un burattino (Histoire d’une marionnette), sous la forme d’un feuilleton dans le l Giornale per i bambini, fondé à Rome vers 1881. Sous la pression du jeune public, Collodi donne une suite à son récit (vingt et un chapitres de plus) et intitule la totalité du texte Il avventure di Pinocchio (Les Aventures de Pinocchio) 

 

Lorsque Geppetto a réalisé que le tronc d’arbre qu’il était en train de sculpter était bien plus qu’un bout de bois mort, mais un être vivant, sensible y compris à la douleur, alors sa vie a complètement changé. Celle de Pinocchio aussi, lui caché, emprisonné dans un bout de bois. Fait entièrement de cellulose, sans sève en circulation et pourtant bien vivant. Lors de sa création en cours, les incises de Geppetto sculpteur artisan le font crier de douleur. Sortir un être vivant, sans le savoir, sous forme d’un garçon, s’accompagne d’une douleur que, lui, le naissant, l’advenant à la vie ne peut que constater. 

 

Ce bout de bois est visiblement bien vivant.

Aïe, on entendait dans la pièce, mais pour dire : fais attention, enfin je suis sensible à la douleur, au manque de confort, à la contradiction, tout cela me fait souffrir, et je ne suis pas d’accord. Ma vantardise te fait souffrir, je n’y peux rien, je cherche ma place dans ce monde qui m’est inconnu et que j’aborde avec autant d’audace que de désinvolture, mais c’est ma vie.

 

La douleur, c’est le thème central de la pièce de Marion, de cette histoire que tout enfant connaît et que l’adulte réapprend, en se souvenant de ce qui était resté dans sa mémoire, en complétant tout cela par son expérience d’adulte. 

 

La douleur ? Non ! va-t-on protester ! C’est sur la vérité et le mensonge son malheureux corollaire que l’histoire porte. La preuve, chaque fois quand il ment, son nez s’allonge, ça se voit et c’est très gênant. Oui, bien sûr, c’est tout à fait affiché comme cela. C’est l’objectif de l’auteur qui, dans la peau de narrateur, dit haut et fort, que ce n’est pas bien de mentir. Mais il ne dit pas pourquoi ? 

 

En fait, il le dit mais pas ouvertement. C’est par l’enchaînement des événements que les raisons de l’interdit de mentir se dévoilent dans leur complexité humaine, relationnelle. Le mensonge fait souffrir et la vérité aussi fait souffrir. Le mensonge est une offense à l’amour, et la vérité pour ne pas engendrer de souffrance supplémentaire par rapport à ce qui est nécessaire pour l’établir, ne peut être accueillie que dans l’amour.

 

Comme ses contemporains Andersen, les frères Grimm, La Fontaine et surtout Charles Perrault, Collodi a repris des contes anciens. La Fontaine a repris des contes d’Esope, Charles Perrault avec entre autres Peau d’Âne et surtout son Chat botté à repris de Straparola, tout refermé dans les histoires ou contes du temps passé. Les frères Grimm collectent des contes de langue allemande pour nourrir l’identité germanique, Perrault participe au débat entre les anciens et les modernes, La Fontaine élève le conte au rang des genres littéraires reconnus. 

 

Pour l’essentiel de son message, Carlo Collodi inspiré des contes italiens qui réactivent le Pygmalion antique d’Ovide, est suivi par Bernard Shaw et son Pygmalion. Peter Pan de 1904 traite de la tragédie de l’enfant dans une société industrialisée. Poupées et pantins y sont à l’honneur. Et tout cela s’anime. Sans oublier Bernard Shaw et son Pygmalion qui unie Pinocchio à la poupée de marionnette, sans oublier non plus Ibsen et sa Maison de poupée et même Casse-noisette de l’autre grand auteur. Le premier casse les codes sociaux de distinctions, l’autre entre dans l’intimité, le dernier casse les noyaux durs de ce qui nous échappe pour vivre heureux.

 

Sous l’Ancien Régime, les mythes de Pygmalion et de ses avatars étaient essentiellement destinés aux adultes. Au XIXe siècle, ils se trouvent au devant de la scène dans les textes où l’enfance est devenue à la fois le sujet et le destinataire. C’est la mythification de l’enfance à l’œuvre dans le romantisme qui donne une assise pour y fonder une morale comme il faut. Une littérature à dessin pédagogique dont l’utilité n’échappe à personne, ni aux promoteurs ni aux destinataires ; si les promoteurs le font délibérément, les enfants le font en confiance qui parfois frôle la désobéissance, révolte même. Par son comportement, Pinocchio en témoigne. 

 

Pinocchio est construit par Collodi conformément aux connaissances de ce qu’est un enfant : Malléable mais rebelle, gentil mais méchant (consciemment ou pas c’est sans importance, les effets priment sur les causes), puis authentique, y compris dans sa vantardise, le mensonge n’existant pas, il y a la vérité qui est la sienne, et peu importe la confrontation avec le réel. Pinocchio est enfin et avant tout plein d’avenir, dont le sort dépend de sa formation, de l’orientation qui lui sera donnée et de la manière dont la souffrance sera intégrée dans ce long processus pédagogique qui demande de l’abnégation et de la patience. 

 

D’où l’importance de ce type de littérature romantique, qui aujourd’hui se déplace du terrain contextualisé du XIX et XX siècles vers le terrain nouveau, sorti du livre pour être sur l’écran pour montrer par les jeux des acteurs les émotions. Les oreilles y sont en parfaite osmose avec les yeux de l’intérieur qui constatent une intense production d’images que l’imaginaire cinématographique engendre, déjà préfabriquées et qui empêchent l’évolution des images chez le spectateur dans son être sensible. L’implication des sens est moindre et l’attention est déplacée de la production en directe d’images vers la consommation du prêt à porter. 

 

Le théâtre de marionnettes, comme théâtre en général, par sa mise en scène est à la fois le résultat de l’imaginaire du metteur en scène et producteur de l’imaginaire du spectateur. Le cinéma aussi, mais l’écran fait la différence, il coupe du monde réel et ajoute une couche supplémentaire à cette séparation entre le monde rêvé et le monde tel que vécu sans ce rêve. Cette longue digression qui mériterait d’être développée, a pour but de montrer l’impact de la médiation sur le spectateur.  

 

Pinocchio et son Geppetto, une marionnette dans un théâtre et celui qui l’active, chez Collodi, tous les deux se trouvent du même côté de la scène, Geppetto n’est pas marionnettiste et Pinocchio est bien plus, bien autre chose qu’une simple poupée utilisée comme marionnette. Présents sur le même devant de la scène, celle de la vie, ils sont entremêlés dans un destin commun, dont ils ne pourront plus échapper. Tous les deux sont visibles, face au public, solidaires de ce même destin qui les lie, comme celui qui lie le créateur et la création. 

 

Sauf que la création ne sort pas de la volonté seule soutenue par un imaginaire qui fournit des plans d’actions parmi lesquels choisir. Elle est dûe à une réalité qui échappe à l’artiste et son propre imaginaire, à moins que celui-ci ne soit activé par une volonté de se trouver en compagnie d’un « dessin animé ». Je détourne volontairement l’expression comme le cours d’eau d’une rivière pour lui donner le sens qui découle de l’action sur un bois, sur une poupée. En découle le sens de l’animation de la matière morte pour la poupée dans un théâtre de marionnettes, mais chez Pinocchio il y a bien plus que l’histoire des marionnettes. Le bois inanimé, sous l’action du sculpteur, dans un acte créateur qui s’accomplit à son insu, sous l’action du sculpteur, le bois inanimé se transforme en un être vivant. C’est une méta animation par rapport à la poupée qui recueille les émotions de l’enfant et les exprime en miroir. Elle est possible par le truchement d’un acte créateur. 

 

Geppetto est un vieil homme (un peu moins que celui de la mer de Hemingway), tout comme son ami maître Cerise, d’humbles artisans. Contrairement à Pygmalion d’Ovide qui est un jeune sculpteur chypriote capable d’œuvres d’art qui frôlent la perfection. Mais tous semblent avoir renoncé à l’idée de mariage. La déception amoureuse sur le chemin du bonheur les a ainsi rendus stériles, mais pas au point de désespérer. Ils ont la capacité de se régénérer dans l’art. Dans l’art digne de ce nom pour Pygmalion d’Ovide, un jeune artiste dont l’art frôle la perfection et qui dans son travail d’artiste est mû par la pitié pour Aphrodite, déesse de l’amour qui réussit à transformer son œuvre inanimé en un être humain véritable. Une belle rencontre, gagnant/gagnant. 

 

Alors que Geppetto, vivotant dans une maisonnette mal chauffée, sans un sou, juste un manteau pour ne pas grelotter de froid, qu’il vendra d’ailleurs pour réaliser un des caprices de sa créature sortie de son art d’artisan sans prétention. Une vie ratée d’un homme raté, mais… Depuis qu’il s’était épris d’affection pour un grand arbre qui veillait sur lui devant sa maison, il avait enfin une bonne raison d’exister. 

 

Mettre sa foi dans un mortel, c’est finir par mourir soi-même après l’autre ou avant, parfois en même temps. Mais après avoir tout de même vécu heureux ensemble longtemps. C’est notre destinée à tous les mortels. Qu’est-ce qui en restera de toutes ces années mortes. L’amour et sa souffrance.  

 

La tempête a soufflé, elle n’a pas emporté la maison, mais elle a fait presque pire, elle a emporté avec elle l’arbre, grand, fort et majestueux. Tout ce qui manquait à Geppetto, il le trouve en cet arbre, l’espoir dans son désespoir, une force dans sa faiblesse, une chance dans sa malchance. Mais rien n’est pour toujours. 

 

Après le passage de la tempête, il en reste un tronc d’arbre qui a résisté ; blessé, meurtri comme il était, Geppetto ne pouvait pas le laisser dans un état d’agonie, sans aucun espoir qu’il repousse par lui-même. Il le découpe et prend un grand morceau à la maison, non pour le mettre dans la cheminée, ce qu’il peut-être fut fait avec le reste de l’arbre. Non, il va prendre ce morceau comme une part d’ange pour en sculpter une représentation d’un être humain, sous forme d’un enfant. 

 

Après un traumatisme, il faut se réinventer, cela est possible grâce à la volonté. Geppetto est surpris parce les formes du corps qu’il sculpte, sans doute un peu maladroitement, s’animent, les yeux bougent etc, jusqu’au corps entier. Il devient père, il s’en réjouit, il en est fier mais incommodé par ce qui lui arrive, car il pressent que d’être père avec tout son amour qu’il a pour son fils est une chose. Une autre étant l’amour filial qui reste à construire. 

 

Une fée vaut la puissance magique d’Aphrodite, fée, qui -comme Geppetto est en Pinocchio-, se dédouble dans la sœur puis mère de Pinocchio. Lui-même se dédoublant à la fin de l’histoire en ce petit enfant qui, fort de la leçon de vie de son hypothétique futur se transforme d’un gamin assoiffé de vie vécue pleine d’âpreté à vivre la vie d’un garçon, a compris comment vivre bien.

 

Mais, il y a bien plus chez Pinocchio, il y a cette expérience dans le ventre de la Baleine de Jonas dans la Bible. Puisqu’il y a eu déjà l’acte créateur dans l’amour contrarié mais toujours en attente, d’une création en passe à la récréation.

 

Au Chili un homme se fait engloutir par une baleine qui l’a aussitôt recraché. Cela n’a duré que quelques secondes, c’est plus court que trois jours et trois nuits passés dans le ventre de la baleine par Jonas. J’ignore combien de temps ont passés respectivement Geppetto, puis Pinocchio avant d’être recrachés ensemble. Une vie commune scellée par une expérience commune. Alors que leur relation n’était pas de tout repos. 

 

Si l’acte de la création par amour et de l’amour qui y apparaît se fait par une intervention extérieure à l’action de Geppetto, il en est de même avec la récréation. La baleine engloutit les deux pour les recracher ensemble, mais différents. Leur transformation est réussie. Le garçon devient un vrai garçon et le pantin redevient un morceau de bois, comme une poupée chargée d’animation que l’enfant lui met et que seuls les adultes qui se trompent de route lui emboîtent le pas. Comme chez Tolkien, la tradition religieuse, sans en dire mot, est sous-jacente. Les objets inanimés, mais animés par notre imaginaire sont toujours porteurs de sens. Mais à condition de les lire à bon escient. La Bible et la tradition juive et chrétienne en rendent compte à leur façon.

Un golem (hébreu : גולם, « embryon », « informe » ou « inachevé ») est, dans la mystique puis la mythologie juive, un être artificiel, généralement humanoïde, fait d’argile, incapable de parole et dépourvu de libre-arbitre, façonné afin d’assister ou défendre son créateur.

Golem

Description de cette image, également commentée ci-après

 

« Un auteur chrétien du IIe siècle, Clément d’Alexandrie, s’applique à montrer que les statues des dieux (agalmata) sont inanimées et insensibles et qu’il est donc ridicule de les supplier. Il cite alors le récit de Pygmalion réussissant son mariage avec la statue d’Aphrodite, selon une première version du mythe, antérieure à celle d’Ovide. Et l’auteur ajoute que même les singes “ne se laissent pas tromper par les figurines et poupées de cire ou d’argile” 

 

Dans son esprit, l’assimilation se fait donc entre l’animisme enfantin qui prête vie aux poupées et l’animisme religieux qui croit en la puissance des statues des dieux et à la possibilité qu’elles s’animent pour une relation amoureuse.” (Manson)

 

La pièce de théâtre vue un samedi à Hong Kong est pleine de sens pour les enfants et pour les adultes. 

 

C’est notre regard qui anime les objets morts pour leur prêter un sens qui nous parle. 

C’est la même chose avec les feuilles mortes qui redeviennent vivantes et vertes sous notre regard qui défie toute chronologie de processus. 

C’est la même chose avec les lettres que nous avons écrites autrefois ou que nos aïeux avaient écrites, et qui redeviennent vivantes sous notre regard. 

C’est la même chose avec la Bible qui, sous nos regards, devient source de vie. 

 

Pour ce dernier, l’Esprit saint est indispensable. Pour les autres peut-être aussi, mais dans quelle mesure, cela reste à démontrer. Mais puisque la démonstration de l’action de l’Esprit saint ne se constate qu’a posteriori, c’est donc d’après les fruits que l’on pourra juger son implication imaginée ou réelle. 

 

Chez Collodi la puissance créatrice est dans l’amour, Geppetto et Pinocchio en sont traversés. Mais avez-vous déjà connu amour sans souffrance ? Sinon c’est Dr Frankenstein qui dictera en nous le désir d’immortalité sans passer par la mort et sa suite.

 

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Illustration : Représentation du Maharal de Prague et du Golem.

Illustration de Mikoláš Aleš pour une nouvelle de Josef Svátek publiée dans la revue Květy(1899), Galerie nationale de Prague

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*Je me suis aussi appuyé sur deux articles

-Michel Manson, publié dans Perrot (Jean) dir, Pinocchio entre texte et image, Bruxelles, Peter Lang 2023, p.101-114. 

-Fabien Lacouture, “Pinocchio et Peter Pan : la tragédie de l’enfance”, Revue trans-européenne de philosophie et arts, 5 – 2/ 2020, pp.58-78