Une année exceptionnelle pour les trois religions monothéistes.
Le hasard de calendrier fait que cette année la Pâques est célébrée en même temps par tous les chrétiens (orthodoxes, protestants et catholiques) et les juifs. C’est aussi pratiquement la même période pour le carême (mars/avril) et le ramadan (mars). Une excellente occasion pour se mettre à l’écoute des uns des autres dans ce que nous avons de plus précieux dans chacune de ces trois religions. Mais comment savoir ce qui est de plus précieux, sans demander cela aux représentants des différentes religions. Plutôt que de le faire de façon académique en demandant aux spécialistes, je propose de le voir au travers des indications données de façon circonstancielle par les uns et les autres.
Depuis des années déjà, je reçois la lettre quasi hebdomadaire de la part d’un ami qui partage fidèlement ce qu’il vit et fait… Il est évêque maronite de Batroun au Liban. Mgr Mounir est au cœur de tous les efforts fournis par les chrétiens pour se rapprocher des deux autres religions. Le vivre ensemble sur le même territoire ou presque l’oblige. La paix est à ce prix là. Même si au demeurant c’est toujours aussi difficile de la trouver et surtout de la maintenir. La politique n’est jamais très loin de la religion et la religion est si souvent politique. Les deux ont le devoir de cohabiter sans se faire marcher sur les pieds. Ainsi ils peuvent se présenter à visage découvert à côté des autres configurations religieuses et politiques pour marcher ensemble.
Voici les extraits de la dernière lettre de Mgr Mounir entrecoupée de mes commentaires.
Lettre aux Amis du 30 mars 2025.
« Mardi 25 mars 2025, fête de l’Annonciation
Je suis à Bkerké, avec mes confrères les évêques maronites, pour célébrer avec Sa Béatitude notre Patriarche Béchara Raï la fête de l’Annonciation (Béchara), donc sa fête, son 85ème anniversaire et le 14ème anniversaire de son patriarcat.
Dans son homélie intitulée « Sois sans crainte, Marie, car tu as trouvé grâce auprès de Dieu » (Lc.1,30), il a dit : « Nous célébrons ensemble le 14ème anniversaire de mon accession au siège patriarcal comme Père et chef de notre Église antiochienne maronite en offrant cette eucharistie en action de grâce à Dieu pour demander pardon de tout péché, manque, négligence ou inconduite. Je remercie mes confrères qui m’ont élu en me rappelant particulièrement du feu Patriarche Cardinal Nasrallah Sfeir et ceux qui nous ont précédés à la demeure du Père. Je prie aussi pour vous chers évêques car vous continuez à m’accorder la confiance que m’a donnée le saint synode le 11 mars 2011. J’exprime mon obédience à Sa Sainteté le Pape François ; que Dieu lui procure la guérison et le confirme à la tête de l’Église catholique. (…) Prions ensemble pour que Dieu nous aide à conserver la grâce qui nous a été conférée par l’épiscopat pour le bien de l’Église et la sanctification de ses fidèles ».
Ce jour de l’Annonciation est une fête nationale, un jour férié au Liban, le seul pays au monde où les chrétiens et les musulmans fêtent ensemble Marie, mère de Jésus. Après tant d’initiatives de rapprochement islamo-chrétien à travers le Liban, le Premier ministre Saad Hariri a décrété, en février 2010, le jour de la fête de l’Annonciation le 25 mars, fête nationale au Liban. La decision fut prise à ce moment la, alors qu’on notait des tendances à un repli communautaire ou à une radicalisation religieuse face au fondamentalisme et intégrisme islamiste. Et depuis cette date, des rencontres islamo-chrétiennes sont organisées chaque année à travers le Liban pour rendre compte – ou faire prendre conscience aux Libanais – de la culture mariale fédérant chrétiens et musulmans.
L’évangile de saint Luc racontant l’annonce faite à Marie par l’archange Gabriel de la conception divine de Jésus « Fils de Dieu (Luc 1,26-38), est lu aujourd’hui dans toutes les rencontres islamo-chrétiennes en même temps que deux sourates du Coran – la troisième, Al Omran, et la dix-neuvième, la sourate de Mariam, qui mentionnent l’annonce par l’archange Gabriel de la maternité de Marie d’un prophète appelé Issa ».
Pour le moment, j’interromps la citation qui relate la célébration de la solennité de l’Annonciation fêtée le 25 mars, pour me concentrer sur trois aspects de cette partie de la lettre.
La première remarque porte sur l’importance de cette fête pour les maronites libanais. Béchara veut dire Annonciation. À cause du prénom et du double anniversaire du patriarche, de sa vie et de sa fonction, cette importance est encore renforcée, soulignée. Pourrait-on dire que Béchara est incarnée dans cet octogénaire qui n’a rien perdu de sa verve, tout comme son cadet, Mgr Mounir. Dans un contexte d’incertitude socio-politique, la religion devient un refuge pour y trouver des raisons de vivre et à cette occasion de croire. À charge de chaque religion de permettre aux membres d’accéder au sens profond de la croyance. Même un hasard de calendrier est parlant, mais probablement bien aidé par le choix délibéré, celui de l’intronisation comme patriarche, justement le jour de cette fête et à cause de son prénom. Ce qui dans le contexte des relations interreligieuses de la région est signifié par la place accordée à Marie.
La seconde remarque porte sur Marie elle-même. Je me souviens lors d’un dîner au Liban de la discussion sur le désir émanant de certains chrétiens à promouvoir le rapprochement avec les juifs et les musulmans. La figure de Marie semblait la mieux placée pour faire consensus. Cependant en s’y engageant, on savait que la voie d’un consensus ainsi envisagé était difficilement praticable, surtout lorsqu’il s’agissait de mettre à la même table les juifs et les musulmans. Si les uns y sont, cela pose problème aux autres, les chrétiens ne se découragent pas, eux-mêmes étant partie prenante de telles difficultés. Tout ce qui est décrété en haut lieu n’a pas d’avenir sans une adhésion personnelle des membres.
La troisième remarque porte sur l’engagement politique de la religion. Dans la conscience française, le principe de séparation entre la politique et la religion est très présent, y compris chez les catholiques. Tout en la soutenant (à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu), le christianisme dans son ensemble, et l’Église catholique pour sa part ne renonce pas à l’engagement politique qui, bien que de façon différente au judaisme et à l’islam, fait partie de son ADN.
Ainsi les évêques américains ont ouvertement critiqué la décision du nouveau gouvernement de retirer les aides internationales aux plus vulnérables et aux plus démunis. Pour justifier la décision du gouvernement, les responsables expliquent aux catholiques qu’il faut s’occuper d’abord des siens, et puis seulement quand on aura accompli ce devoir, on pourra éventuellement faire quelque chose pour les autres. C’est un gauchissement évident de la perspective chrétienne impulsée par le commandement d’amour sans acception de personne. De telles décisions portent préjudice à la doctrine et surtout font fi du devoir qui incombe de façon criante aux plus riches de s’occuper des plus démunis. On est chretien ou on ne l’est pas. Le communautarisme politique peut accélérer une tendance communautariste qui sommeille dans chaque religion.
Poursuivons la lecture du journal de Mgr Mounir.
Mercredi 26 mars 2025
M. Jean-Yves Le Drian, l’émissaire spécial du président français, M. Emmanuel Macron, est au Liban depuis hier chargé de suivre le dossier de la reconstruction et d’accompagner les efforts pour l’édification de l’État sous la houlette du président Joseph Aoun et du Premier ministre Nawaf Salam. Il a rencontré d’abord le président Aoun en vue de la préparation de sa visite à Paris vendredi prochain, puis le président du Parlement M. Nabih Berry, et le Premier ministre M. Nawaf Salam. Il s’est entretenu aussi avec le ministre des Affaires étrangères M. Youssef Raggi. Il a tenu enfin à déclarer que « la France continuera à soutenir le Liban jusqu’à ce que la stabilité soit rétablie dans le pays ». Il a aussi salué « le discours d’investiture du président Joseph Aoun et le travail sérieux du gouvernement », en les appelant à « instaurer les réformes nécessaires pour renforcer la confiance de la communauté internationale et du monde arabe, ainsi que pour attirer les investissements ».
La diplomatie civile ou religieuse a toujours sa place primordiale pour accompagner les transformations. La religion ne peut pas se contenter d’observer la situation et compter les points, comme le font certains observateurs qui se contentent de faire état de l’implication politique et/ou religieuse des uns et des autres. Parmi ses obligations, le christianisme se doit de soutenir les efforts de sortie de crise. Toujours et surtout quand ces efforts eux-mêmes sont en crise. Le faire de façon conforme aux valeurs fondamentales de la religion n’est jamais facile. Comment démêler les raisons purement religieuses des raisons purement stratégico-politique ? Toujours fidèle au message chretien, Mgr Mounir est un exemple de ce qui est possible au nom de la foi. Le faire par la prière et proposer des actions concrètes, les deux sont indispensables. Et par-dessus tout, être toujours attentif à la situation des plus vulnérables qui, sous peine de disparaître, ne peuvent pas attendre. Ce qui aurait arrangé les plus cyniques que l’on trouve partout.
Revenons au journal
« Le soir [du 26 mars], je suis à l’archevêché de Tripoli, invité par l’archevêque Mgr Youssef Soueif, pour l’iftar (dîner de Ramadan) annuel aux côtés des évêques, des prêtres, des cheikhs, des députés, des présidents des syndicats et des officiels de tout le Nord Liban. »
Rien que cette indication mérite que l’on s’y arrête.
Une réunion régionale qui réunit les musulmans et les chrétiens, mais pas uniquement. Les représentants religieux, des musulmans et des chrétiens, engagés dans la vie sociale, économique et politique, se retrouvent à la même table pour partager un repas dont le caractère symbolique est évident. Des situations semblables ne sont pas très fréquentes et c’est regrettable. Car il n’y a pas mieux que de brasser des gens pour qu’il en sorte quelque chose de positif pour tout le monde. A contrario, s’enfermer dans des cercles qui procurent le confort d’être compris et définissent la ligne des actions à mener contre les autres produit la méfiance, l’hostilité et la haine, trois marchepieds de descentes aux enfers.
Iftar est le second repas durant le ramadan qui est à prendre après le coucher de soleil. Organiser un repas commun avec les chrétiens et d’autres officiels de la société et les représentants du gouvernement, c’est signifier la place de la religion dans la vie sociale et politique. Outre la valeur symbolique d’une telle rencontre, cette initiative permet de rencontrer des personnes concrètes, qu’autrement la vie chargée d’étiquettes politiques et religieuses et de leurs résonances chez les lecteurs de telles étiquettes, n’aurait jamais permis de rencontrer. Même vivre ensemble quelques instants, c’est déjà cela pour espérer arrondir les ongles, adoucir et assouplir certaines raideurs que les projections à distances provoquent et renforcent dans la durée. En 2023, UNESCO a ajouté iftar à la liste of Intangible Cultural Heritage.[1][2]
Le journal contient la suite:
« Dans son mot d’accueil, Mgr Soueif a précisé que « l’Iftar de cette année, célébré sous la devise de l’espérance en cette année jubilaire, est un appel à l’unité, au pardon et la construction ». Il a énuméré ensuite les cinq signes du Carême-Ramadan :
1-C’est un temps de jeûne pour l’unité et la charité.
2-Un temps de pardon et de purification de la mémoire.
3-Un temps pour la construction de la citoyenneté et la préservation de la dignité humaine.
4-Un temps de conciliation entre l’authenticité et la modernité.
5-Un temps pour que le gouvernement rétablisse la confiance au Liban ».
Cette liste concerne tout le pays et toute la communauté catholique. Le puzzle ne sera complet que lorsque tous les éléments qui le composent seront mis ensemble. Mais aucune communauté ne dispose de tous les éléments, qui dans leur ensemble se trouvent répartis entre toutes les religions et dans toute la société. C’est dire que la mise en place de ce puzzle ne sera jamais terminée. Commencer quelque chose en sachant que cela ne sera jamais terminé peut décourager les perfectionnistes qui sont ainsi pris en flagrant délit de leur délire et les illusionnistes qui comptent sur des effets spéciaux bien exécutés.
« Quant à moi, [note l’évêque dans son journal], j’ai rappelé que « notre présence ce soir ensemble est un message au monde entier et une preuve tangible que le vivre ensemble est toujours possible ;
que le Liban, fondé par nos ancêtres – un État de liberté, de dignité et de respect dans la diversité – est toujours un pays-message ;
que notre volonté commune est de construire ensemble la paix, de refuser la haine, la violence et la vengeance et d’édifier un Etat digne des aspirations de nos enfants et des générations futures ».
Le mufti de Tripoli et du Nord, cheikh Muhammad Imam, a conclu en disant :
« Le jeûne est un culte commun qui fortifie l’homme et unifie les nations.
Le jeûne est un culte enraciné dans toutes les lois divines et un dénominateur commun entre les nations.
Le jeûne est une école spirituelle et morale qui apprend à chacun de se préserver des vices et caprices et de se prémunir contre les mauvais comportements.
C’est ce que nous apprenons de Notre Dame Mariam et de Notre Seigneur Jésus Christ. (…)
Notre rencontre aujourd’hui n’est pas une simple occasion traditionnelle, mais une conviction profonde qui confirme les valeurs de fraternité et d’harmonie entre nos filles et fils à Tripoli et dans le Nord.
Notre cher pays le Liban est passé par des crises multiples et a affronté des circonstances critiques, mais nous restons attachés à l’espérance que notre pays sortira bientôt de ses crises ».
« Quel témoignage ! « s’exclame l’évêque maronite commentant les paroles du mufti de Tripoli et du nord de Liban.
La pesah nous est commune, le passage nous est commun, le désir de libération nous est commun, les difficultés à vivre ensemble nous sont communes, l’élévation nous est possible!
Quant à nous, les chrétiens, la résurrection du Christ nous soulève au-dessus de la terre, avec des retombées en termes de grâce, d’espérance et de courage d’aller ensemble. L’humanité nous attend, l’humanité nous éclaire (à sa façon!). L’humanité se réjouit-elle de notre présence? Réjouissons-nous de la notre!
Les deux derniers extraits de la lettre
Samedi 29 mars 2025
A 20h00, je suis à la cathédrale, à Batroun, aux côtés du Nonce apostolique S. Exc. Mgr Paolo Borgia et mes confrères les évêques Youssef Soueif, Michel Aoun et Paul Rouhana, ainsi que des centaines de fidèles venus de partout, pour vivre un temps exceptionnel avec le concert de chants traditionnels maronites donné par la chorale de « La Voix antique » dirigée par le Père Miled Tarabay, (O.L.M.). Nous avons passé deux heures de joie surnaturelle dans une atmosphère céleste de prière et de méditation.
Dimanche 30 mars 2025, 5ème du temps de Carême celui de la guérison du paralytique
A Bkerké, Sa Béatitude notre Patriarche Cardinal Raï a célébré la messe du dimanche en présence notamment du nouveau Gouverneur de la Banque Centrale Dr Karim Souhaid qu’il a chaleureusement accueilli en lui souhaitant de « réussir sa mission difficile et délicate ».
Partant de l’évangile du jour, Marc 2, 1-12, il a dit :….
Et l’évêque pour terminer sa lettre résume l’homélie:
“Pardonne-nous, Seigneur nos péchés et donne-nous le courage de nous relever, de prendre notre brancard de paralysie et de témoigner devant tout le monde que Tu es notre Seule Espérance qui ne déçoit pas !
+ Père Mounir Khairallah, évêque de Batroun “