La date du 8 mars est gravée dans ma mémoire comme étant le jour d’une fête parmi les plus importantes dans le calendrier de l’enfant que j’ai été en Pologne. Certes, elle fût moindre que celle de Noël ou de Pâque, ni la pompe ni le bénéfice en termes de vacances et de cadeaux à obtenir de ces deux fêtes ne pouvaient subir quelconque concurrence de la part de la fête du 8 mars. Même si 1 mai et 22 juillet deux autres fêtes d’obligations étaient aussi très importantes, l’imprégnation de la fête de la femme reste cependant forte par sa charge affective, charge que les deux autres fêtes, internationale et nationale, en aucun cas ne pouvaient fournir.   

De façon concrète, la fête de la femme se traduisait par la fête de la mère.

L’image de la femme née de la côte de homo sovieticus commençait à nourrir l’imaginaire de l’enfant sous l’influence de l’école. L’influence de l’image de la femme de homo sovieticus était limitée au stricte nécessaire (travailleuse et heureuse), bien contrastée avec la sainte catholique (pauvre, mais pieuse) L’influence que les « pauvres médias » essayaient d’exercer ; une chaîne de radio et un titre de journal local qui en faisaient un écho à peine audible. 

Pour autant, ce caractère faiblard officiel ne suffisait pas pour enlever à la fête du 8 mars son artifice dont elle suintait. Pas plus que pour les deux autres, celle du 1 mai et du 22 juillet, dont nous étions soit dispensés par une désobéissance scolaire (1 mai) ou plutôt qu’intéressés par la fête nationale, nous étions attirés par la fête patronale de la paroisse (22 juillet). 

Artifice convenu et maladroitement agencé à la vie de tout le monde. Artifice de la fête. Bien que celui du 8 mars soit plus facilement accepté, car la fête fut jugée plus utile par les enfants et surtout immédiatement récompensée. Finalement, tout le monde y trouvait son compte. Même le curé était consentant, en y fleurant une bonne occasion d’imbiber nos imaginaires d’enfants et pré-ados d’une présence féminine, dont même Dieu n’aurait pas honte. Son nom était Marie, elle était accordée en mariage à Joseph…

C’est bien plus tard que j’ai appris que la citoyenne de l’Union Soviétique, modèle pour tout le bloc de l’Est, érigée en Marianne de homo sovieticus (grazdanka Sovietskovo Sojuza), avait plusieurs vies au cours de 70 ans qu’a duré le régime soviétique. 

A ses débuts, sous Lenin, elle était égale à l’homme en droit de travail, en droit civil et en droit à la vie sexuelle. La Russie bolchevique, puis l’Union Soviétique (appellation officielle datant de 1922) est le premier pays au monde à offrir aux femmes une telle égalité. Cet acquis social est « intimement » lié au droit à l’avortement, considéré comme signe de libération du carcan religieux de la morale chrétienne arriérée, que toute modernité doit bannir et même abhorrer. Alors que dans le reste du monde, le combat en faveur d’une telle égalité était à ses premiers balbutiements, timidement engagé, mais l’exemple était parlant. Et l’influence aussi.

De son arrivée au pouvoir en 1922, Staline a compris que la récréation était terminée.

La réalité s’était avérée plus forte que les bonnes idées sur une vie heureuse. La moitié de la population était infectée par des maladies sexuellement transmissibles. Tout le monde s’accouplant avec tout le monde (droit réservé au prolétariat, mais qui était élastique, extensible), cela ne pouvait que conduire au désastre. Le nombre d’orphelins ne cesse de croître et il s’ajoute aux pupilles de la nation composée d’orphelins de guerre, au lendemain de la seconde guerre mondiale Moscou en compte plus d’un million. L’intégration dans le système politique dominant de tels enfants était d’autant plus facile qu’il n’y avait pas de structures familiales, si souvent “malheureusement” porteuses des réflexes éducatifs jugés périmés, car nuisibles pour la marche en avant.

D’ailleurs, la destruction de la famille, planifiée et méthodiquement exécutée, faisait partie de la transformation génétique du sujet russe et des assimilés (bielorusse, ukrainien et caucasiens) en homo sovieticus écologique. Elle se déroule de façon “pacifique” et futuriste, mais sous Staline elle se modifie dans ses acquis. Pour redresser la situation resultant d’un libertinage massif, la femme perd l’égalité sociale. Tout en gardant celle du travail. Elle perd aussi, ce qui nous intéresse surtout dans ce podcast dédié à la fête du 8 mars, le troisième attribut, celui de sa liberté de femme. Le « droit » à l’avortement étant toutefois conservé. 

Dans l’esprit de la politique du dégel (de-stalinisation), en 1957 Kroushchev a organisé une rencontre internationale qui fait date dans la mémoire de homo sovieticus (et de la mulier sovieticus aussi, cela va de soi). Il a fait venir des jeunes du monde entier (surtout des pays amis !) pour montrer l’ouverture au monde et communiquer les richesses d’homo sovieticus. Cet événement est devenu un symbole d’ouverture au monde, dont résulta une vague de naissances des enfants métisses… Action, réaction, dans un endroit secret, on va produire des préservatifs dont l’efficacité préventive, preuves à l’appui, était plus que douteuse. Cette mésaventure fait partie du conscient collectif de l’époque et depuis.

La destruction de la famille planifiée et méthodiquement exécutée tout le long de la politique soviétique se modifie dans ses acquis, mais ne faiblit pas. La tristesse gagne de plus en plus en profondeur la population qui n’est heureuse ni de la situation matérielle, ni de la possibilité de l’épanouissement personnel, intime y compris. 

La folie de Brezniew (titre d’un livre) a scellé l’avenir de homo sovieticus empêtré dans le besoin de prouver sa supériorité sur la nature en engageant 1% du PIB annuel (un désastre économique qui s’ajoute à celui de la guerre d’étoiles) sur plusieurs années pour financer le projet de chemins de fers entre Baïcal et Amur réalisé entre 1974-84, et dans lequel les femmes étaient impliquées non pas comme elles désiraient être égale dans le travail aux hommes, mais reléguées aux tâches subalternes et pour faire des enfants.

Ainsi annoncée, la chute du régime est précipitée par la chute du mur de Berlin en 1989. La Perestroïka qui suit va être d’autant plus facilement acceptée, puisque accompagnée d’un espoir de gagner sur ces deux terrains, matériel et personnel. La nouvelle libéralisation des mœurs qui s’ensuit donne la possibilité, tout au moins de se défouler sans avoir à en rougir. 

Dans le passé récent, ceux qui n’étaient pas en situation régulière étaient contraints d’exprimer leurs ardeurs des corps dans des lieux publics. Ceci se faisait sous pressions des interdits qui frappaient tout rassemblement illégal de cette nature ou autre dans les lieux privés, sous contrôle très strict des concierges. Cela peut paraître paradoxal, car spontanément on penserait au schéma inverse, mais il faut avoir à l’esprit la capacité d’intervention à tout moment, ce que cette petite histoire illustre si bien. Il est 6 h du matin, on frappe à la porte, qui est-ce ? Ouvrez, c’est la police. L’angoisse monte très fort. Grozdanka Antonina Stepanovich Wasielewna zdjest? Non, c’est à l’étage au-dessus. Le soulagement revient, au moins dans cet appartement. 

Avec la perestroïka, désormais il était possible de s’exprimer corporellement dans des endroits privés, dans le cadre de “libres échanges” sans être inquiété par la police des mœurs. La pornographie fera le reste.

C’est bien plus tard aussi, que j’ai appris de quoi il retournait avec Marie et son « iconographie ». Inconsciemment mais réellement, la comparaison faite entre la femme sortie de la côte de homo sovieticus avec son paradis vite perdu (avec les déboires qui l’ont suivis) et la Femme couronnée des 12 étoiles sur le fond bleu chaud et rassurant n’était guère avantageuse pour la première. 

Femme, mère, accessoirement épouse, avec le temps tout ceci gagnait en netteté. L’accélérateur de la prise de conscience et le vérificateur de la véracité des « théories » avancées sur le sujet était ma mère.    

Son avis contait, d’autant plus que ma mère fut la seule femme de la maison, les autres femmes de la famille élargie, du voisinage, de la paroisse ou de l’école avaient leurs propres enfants pour que ceux-ci s’occupent de leurs mères. Et celles qui n’en avaient pas, comme ma tante ou les deux sœurs allemandes voisines, n’étaient qu’ouvrières ou employées domestiques. Le problème de la prise en charge affective était donc résolu, les choses étaient claires et personne ne pouvait se plaindre.

Mère, moi, j’avais la mienne. La mienne était aussi la nôtre. Il fallait bien la partager. 

On était 6, mon père, mes quatre frères et moi. C’est notre père qui était l’instigateur des actions à mener pour être à la hauteur des attentes formulées par l’école, soutenues par les maigres médias et surtout relayées, appuyées par le paternel. 

Préparer une carte de vœux joliment décorée pour dire timidement des mots d’amour, de reconnaissance, et le prouver par l’inversion des rôles dans la cuisine. Très rarement le 8 mars, et surtout lors de son absence pour un pèlerinage à Jasna Góra, des bénéficiaires de la restauration rapide assurée par la mère, deviennent collectivement une bande des chefs cuistots, chez qui laissait à désirer l’organisation, l’efficacité et surtout le résultat. Mais le désir de bien faire y était. Et la mère était indulgente.

Le sourire de la bénéficiaire était là, plein d’indulgence mélangé au sentiment de soulagement ; enfin, on reconnaît mon travail et même si c’est artificiel, c’est déjà gratifiant, provoquant un soulagement momentané pour marquer une toute petite pose dans la vie d’abnégation soutenue par la conscience du devoir, seul chemin de vivre. 

Vécue dans de telles circonstances, finalement la fête récompensait avant tout nous-mêmes, suffisamment pour vite oublier les imperfections de notre service, et passer à autre chose. Même les vœux et les remerciements sincères, emportés par le flot de préoccupations quotidiennes urgentes, ont vite disparu de notre horizon. Une mère sera toujours une mère, ce n’est pas une journée dans l’année qui va changer quelque chose. “Une mère ne s’arrête jamais de s’inquiéter pour ses enfants… quel que soit l’âge”, on peut lire sur une image postée sur Facebook. Ou encore : “une maman sera toujours devant toi pour t’encourager. Derrière toi pour t’aider. Ou à côté de toi pour que tu ne marches pas seul”. Et on peut ajouter non sans un brin d’humour qui laisse traîner les résidus de la vérité : quand tu apprendras à marcher seul, tu n’auras pas besoin d’elle. Plus besoin…

Pour terminer un autre retour au passé, mais par un autre chemin.

Celui qui traverse cette fois-ci l’Europe et le reste du monde occidental. D’abord une petite introduction. Depuis plusieurs années, grâce à une future mariée de l’époque, je reçois des informations publiées sur un site féministe de Rebecca Amsellem. Le titre Mourir de rire est l’un d’entre eux.

 « Nous sommes au début du XXème siècle, les femmes se rebellent : elles veulent plus d’argent, plus de pouvoir, plus de tout. Et elles veulent rire, très fort. Sauf qu’une pandémie mortelle apparaît : les femmes commencent à mourir, littéralement, de rire. Coïncidence ?

Ce texte a été publié en premier lieu en anglais sur Aeon. Il a été écrit par Maggie Hennefeld. Pr. Maggie Hennefeld est professeure d’études culturelles et de littérature comparée à l’Université du Minnesota, Twin Cities, aux États-Unis. Parmi ses ouvrages figurent Specters of Slapstick and Silent Film Comedians (2018) et Death by Laughter: Female Hysteria and Early Cinema (2024). 

https://lesglorieuses.fr/morte-de-rire/

Peut-on réellement mourir de rire ?

Entre 1870 et 1920, des centaines de femmes aux États-Unis auraient connu ce sort. Une femme « partit profiter d’une comédie et produisit une tragédie » en riant jusqu’à la mort lors d’un spectacle de vaudeville à Pittsburgh en 1897. Bertha Pruett fut « tuée par une plaisanterie », Mme Polly Ann Jackson « n’avait pas ri aussi fort depuis des mois », et une femme à Denver « fut peut-être la première à trouver quelque chose de drôle au Colorado » – selon le Dallas Morning News »

 

J’arrête la citation, vous avez compris. Charcot avec ses séances spectacles de présentation des maladies psychiques, la mélancolie et l’hystérie, tout en cherchant à trouver des explications scientifiques, sans le vouloir, a préparé le terrain. C’est ainsi lorsque l’idéologie s’empare de la science, la politique de l’économie et la philosophie cède la place aux neurosciences. Et la théologie se débrouille comme elle peut. 

 

Bonne et belle fête à toutes les femmes, mères ou pas, pas encore ou jamais, et surtout autrement, toujours, femme à jamais.

 

 

 

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 Extrait

Par Maggie Hennefeld

« Nous sommes au début du XXème siècle, les femmes se rebellent : elles veulent plus d’argent, plus de pouvoir, plus de tout. Et elles veulent rire, très fort. Sauf qu’une pandémie mortelle apparaît : les femmes commencent à mourir, littéralement, de rire. Coïncidence ?

Ce texte a été publié en premier lieu en anglais sur Aeon. Il a été écrit par Maggie Hennefeld. Pr. Maggie Hennefeld est professeure d’études culturelles et de littérature comparée à l’Université du Minnesota, Twin Cities, aux États-Unis. Parmi ses ouvrages figurent Specters of Slapstick and Silent Film Comediennes (2018) et Death by Laughter: Female Hysteria and Early Cinema (2024). 

https://lesglorieuses.fr/morte-de-rire/

Peut-on réellement mourir de rire ? Entre 1870 et 1920, des centaines de femmes aux États-Unis auraient connu ce sort. Une femme « partit profiter d’une comédie et produisit une tragédie » en riant jusqu’à la mort lors d’un spectacle de vaudeville à Pittsburgh en 1897. Bertha Pruett fut « tuée par une plaisanterie », Mme Polly Ann Jackson « n’avait pas ri aussi fort depuis des mois », et une femme à Denver « fut peut-être la première à trouver quelque chose de drôle au Colorado » – selon le Dallas Morning News.

Ces nécrologies sensationnelles étaient-elles vraies ? Souvent rédigées sur un ton moqueur ou désinvolte, avec des titres comme « Son dernier rire ne fut pas le meilleur » ou « Un point pour les pessimistes », ces éloges funèbres cruels se moquaient des victimes pour avoir succombé à un tueur si absurde que le rire.

Comme je le soutiens dans mon nouveau livre, Death by Laughter: Female Hysteria and Early Cinema (2024), les femmes amoureuses du plaisir étaient terrorisées par l’idée que leur joie incontrôlée pouvait les détruire. Dans le même temps, elles étaient incitées par une industrie du divertissement en plein essor à rire plus fort, de manière plus convulsive et avec un abandon corporel plus total que jamais auparavant.

« Rire ? Mais il faudra les attacher aux sièges pour qu’elles ne roulent pas dans toute la salle en proie à des crises de rire convulsif », déclarait The Moving Picture World en 1912. Il y avait même des rumeurs selon lesquelles des tailleurs locaux auraient conspiré avec des comédiens itinérants de vaudeville, après que trop de spectatrices aient brisé les baleines de leurs corsets lors d’éclats de rire incontrôlables. (Imaginez essayer de rire tout en portant un corset en os de baleine.)

L’explosion de popularité du cinéma et des autres divertissements au tournant du siècle a libéré les femmes. Les spectacles de variétés, les parcs d’attractions, les salons de phonographes, les patinoires, les salles de danse, les musées de cire et les expositions d’électricité faisaient partie des nombreux espaces exubérants où les femmes pouvaient enfin savourer leur participation à la « culture de masse et à une nouvelle foule urbaine », comme l’écrit Vanessa Schwartz dans Spectacular Realities (1999).

Souvent comparé à un rêve fou ou à une hallucination collective, le cinéma incarnait le potentiel des nouveaux spectacles populaires à transformer les conditions matérielles de l’expérience quotidienne pour des publics marginalisés et minoritaires.

La grève des nourrices (1907)

Victoire a ses nerfs (1907)

 

Au début du XXᵉ siècle, les femmes deviennent des actrices politiques. Elles militent pour le droit de vote, occupent l’espace public, quittent leur travail, se battent pour des salaires plus élevés et de meilleures conditions de travail, et migrent à travers le monde pour chercher de nouvelles vies dans des métropoles urbaines cosmopolites. Les femmes politiquement actives sont des sujets irrésistibles pour le nouveau médium qu’était le cinéma.

Dans les premiers films féministes tels que La revanche de la laitière (1899), La grève des nourrices (1907) et Le rêve de la suffragette (1909), les femmes cassent la vaisselle de la cuisine, brandissent des pancartes de protestation indiquant : « À bas les patrons », électrocutent des policiers et utilisent du lait de vache fraîchement pressé comme arme pour humilier leurs agresseurs sexuels.

Il est important de souligner que la plupart de ces films étaient des comédies burlesques. Au cinéma (sinon dans la réalité), les femmes avaient le dernier mot pour se venger de leurs oppresseurs masculins et capitalistes.

Il n’est donc pas surprenant que les conservateurs de l’époque aient commencé à répandre des rumeurs morbides sur une « mortalité pandémique » des femmes du au rire hystérique. Comme l’a dit Margaret Atwood : les hommes ont peur que les femmes se moquent d’eux ; les femmes ont peur que les hommes les tuent.

Les chroniqueurs de bonnes manières réprimandaient même les « femmes intelligentes » en leur conseillant de ne pas montrer leurs dents, de ne pas contracter leur diaphragme, ni de faire aucun bruit en riant aux éclats. (Cette technique était connue sous le nom de « nouveau rire ».)

Pendant ce temps, les théâtres de vaudeville et les salles de nickelodeon attiraient des spectateurs et spectatrices avides de sensations fortes en diffusant à l’extérieur des enregistrements phonographiques de « chansons rieuses ». Comme l’a si bien dit la célèbre « Fille qui rit » Sallie Strembler : « HAHAHAHA-HEHEHEHEH-HOHOHOHO !!!! » En résumé, et pour paraphraser librement : abandonnez toute retenue, vous qui venez ici pour vous amuser.

En 1883, l’hystérie représentait près de 20 % de tous les cas traités à l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris.

Le contexte de la panique généralisée autour de ces femmes débridées et sans inhibition était l’obsession dévorante du XIXᵉ siècle : l’hystérie féminine. Le public était morbide­ment fasciné par le spectacle de femmes atteintes de maladies physiques mystérieuses, semblant ne pas avoir de base organique dans le corps. Du mot grec hystera (signifiant « utérus »),, le diagnostic couvrait près de 20 % de tous les cas à l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris d’ici 1883 — soit 20 fois son taux de 1 % en 1845, selon l’historienne féministe Elaine Showalter dans The Female Malady (1987). Le neurologue français Jean-Martin Charcot photographiait ses hystériques les plus célèbres et les hypnotisait sur scène devant 400 spectateurs hebdomadaires.

La patiente star de Charcot, Marie « Blanche » Wittman, était surnommée la « Reine des hystériques ». Des femmes comme Wittman adoptaient des positions acrobatiques impossibles (décrites comme du « clownisme » : Charcot était également un grand fan du cirque), tout en souffrant de convulsions épileptiques et d’hallucinations érotiques. C’était tout un spectacle. L’amphithéâtre débordait de « spectateurs multicolores venus de tout Paris », racontait le psychiatre Axel Munthe dans son autobiographie de 1929, « des auteurs, des journalistes, des acteurs et actrices célèbres, des demi-mondaines à la mode, tous pleins de curiosité morbide pour assister aux phénomènes surprenants de l’hypnotisme, presque oubliés depuis les jours de Mesmer et Braid ». Même l’actrice française Sarah Bernhardt visita le théâtre psychiatrique de Charcot pour observer une mise en scène de grande hystérie en préparation de son rôle exigeant dans Adrienne Lecouvreur.

 

Sarah Bernhardt dans Adrienne Lecouvreur.

Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière

 

Qu’est-ce que l’hystérie ? Aujourd’hui un diagnostic largement discrédité, cette maladie mystérieuse a dominé la médecine psychiatrique du XIXᵉ siècle. Les symptômes de la maladie allaient de l’épuisement ordinaire, de l’ennui, de la fatigue et de la nervosité, à des orgasmes épileptiques, des hoquets incontrôlables, des acrobaties de clown et des métamorphoses spécifiques. Ses origines défiaient la compréhension scientifique – apparaissant de nulle part pour disparaître ensuite sans laisser de trace – et ses symptômes prenaient une gamme de formes tellement déconcertantes qu’ils étaient souvent dénigrés comme étant simplement une poubelle pour toute affection inexpliquée.

Pourtant, nulle part dans les historiques psychiatriques les rires n’ont été considérés en profondeur comme un symptôme, malgré la persistance de la femme folle de rire comme un trope populaire dans la littérature sensationnaliste, le théâtre gothique et la culture visuelle fantasmagorique. Dans la vue d’ensemble de Pierre Janet, The Major Symptoms of Hysteria (1907), il n’y a qu’une seule mention du rire hystérique (en tant que réaction involontaire à une sédation pour un avortement illégal), brièvement insérée entre des incidents de hoquets en série et des épidémies médiévales de miaulements, hennissements et aboiements. Incroyablement, l’hystérie n’a été retirée du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders qu’à la fin des années 1970.

Quand nous pensons au rire comme étant « hystérique », nous associons souvent cette expression à un plaisir ordinaire et à un plaisir contagieux. Mais jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle, l’idée de « rire hystériquement » était la dernière chose que vous auriez voulu expérimenter avec votre corps. Avant cette époque, rire hystériquement signifiait souffrir de manière extravagante d’un mélange de sentiments irrésolus, tels que le désespoir et l’ambition, le dégoût et l’excitation, ou l’impuissance et la détermination. Le « rire hystérique » frappait principalement les femmes nerveuses ou émotionnelles, dont l’ambivalence morbide préparait le terrain pour leurs convulsions incontrôlables et sans joie.

Le pathos genré de l’hystérie émotionnelle a alimenté les contagions insatiables de la culture de masse sauvage.

Mais avec l’avènement de la modernité bruyante – chansons rigolotes, extravagances de vaudeville, parcs d’attractions et films animés – le pathos genré de l’hystérie émotionnelle alimenta les contagions insatiables de la culture de masse débridée. Les sensations de rire joyeux et de folie débridée entrèrent en collision dans les corps bruyants des femmes en quête de plaisir à l’aube du XXᵉ siècle. L’explosion des femmes dans la sphère publique et la vie politique à travers la culture de masse rendit le rire hystérique amusant – tant qu’il ne vous tuait pas. Les exploitants de films offrirent même des assurances-vie aux spectateurs et spectatrices téméraires contre la « mort par rire » lors de comédies burlesques « dangereusement drôles ».

Les dangers juridiques entourent aujourd’hui l’industrie de la comédie, mais la cible a changé, passant de la spectatrice hilare à celle qui le provoque. Les comédiennes font face à des réactions judiciaires pour tout, du plagiat aux blagues insultantes, en passant par les blagues sur les belles-mères, comme en témoigne le « procès de la belle-mère » contre Sunda Croonquist, dont les beaux-parents l’avaient poursuivie en 2009 pour « avoir fait trop de blagues sur les belles-mères » lors de son spectacle de stand-up. En revanche, Charlize Theron a pardonné à Sacha Baron Cohen après qu’elle « ait été hospitalisée pendant cinq jours » à cause de « rire trop fort en regardant Borat » (elle avait une hernie discale, mais Borat était la goutte d’eau qui a fait déborder le vase).

Aujourd’hui, nous craignons plus que tout le rire erroné ou blessant. Les guerres culturelles se jouent sur la ligne glissante entre l’indignation et l’excitation. Mais le but des blagues est de nous donner accès à l’interdit – libérant temporairement ce qui, autrement, devrait rester inexprimé et impensé. Le rire débridé éveille des désirs collectifs non réalisés. Il flirte avec des impulsions dangereuses, des attachements risqués et des pensées gênantes, déclenchant une intensité de sentiment qui se répand dans tout le corps et crée de nouvelles sensations de communauté et de solidarité. Que ce soit une rumeur cynique ou un fantasme utopique, la possibilité de mourir de rire pourrait bien être trop belle pour cette réalité.

 

Née en 1864, morte en 1943—oubliée du monde, abandonnée à l’ombre d’un asile.

Quelle fut son histoire ?

Elle était venue à Paris pour étudier l’art, dans une époque où l’École des Beaux-Arts n’ouvrait ses portes qu’aux hommes. Qu’à cela ne tienne, elle se forma ailleurs, dans des ateliers qui accueillaient les femmes. C’est là qu’elle rencontra Auguste Rodin. Entre eux, la passion fut immédiate, ardente, dévorante. Amants et créateurs, ils sculptèrent côte à côte, leurs génies entremêlés donnant naissance à des œuvres que l’on admire aujourd’hui au Musée Rodin et au Musée d’Orsay.

Mais Rodin était lié à une autre, et bientôt, il s’éloigna. Tandis que sa renommée s’élevait, celle de Camille s’effondrait. Délaissée, méprisée, rejetée non seulement comme amante, mais comme artiste, elle se heurta à l’indifférence du monde. Isolée, méfiante, ruinée, elle peinait à vendre ses œuvres.

Son propre frère, Paul Claudel, poète et diplomate acclamé, fut l’un des artisans de sa chute. Trop moderne, trop libre, trop gênante pour sa famille, Camille fut enfermée de force dans un asile psychiatrique. Durant trente ans, elle tenta de faire entendre son désespoir, écrivant des lettres poignantes où résonnaient son intelligence intacte et sa souffrance. Elle suppliait que l’on reconnaisse l’injustice de son sort.

Le 19 octobre 1943, Camille Claudel mourut de malnutrition dans un hôpital français. Aucun membre de sa famille ne se présenta à ses funérailles. Son corps fut enseveli dans une fosse commune.

Mais le temps a réparé l’oubli. Aujourd’hui, le monde célèbre enfin son génie. Ses sculptures, jadis rejetées, trônent aux côtés de celles de Rodin. Un musée près de Paris lui est entièrement consacré.

Camille Claudel n’est plus une ombre. Elle est reconnue, admirée, honorée pour ce qu’elle fut toujours : une visionnaire.

 

Embrasser l’impuissance, penser le sanglot : conversation avec la philosophe Estelle Ferrarese

https://lesglorieuses.fr/estelle-ferrarese/

Le corps se contracte, la respiration s’accélère, les mots se bloquent. Ces sanglots sont au cœur du nouvel essai d’Estelle Ferrarese, philosophe et professeure à l’université de Picardie. Avec Une philosophie des sanglots (Éditions Rivages, paru ce mois-ci), elle nous invite à regarder en face l’impuissance humaine dans toute sa profondeur.

Dans cet entretien, Estelle Ferrarese explore les implications sociales et genrées de l’émotion. Pourquoi les femmes sont-elles incitées à pleurer, mais sous condition ? Pourquoi les hommes sont-ils sommés de réprimer leurs larmes, à moins qu’elles ne prennent la forme noble de la mélancolie ? Des figures d’Homère aux injonctions modernes de performance émotionnelle, en passant par les œuvres de Pina Bausch ou de Sartre, la philosophe tisse des ponts entre art, féminisme et philosophie.

Si cette conversation vous plaît, vous pouvez tenter de gagner l’ouvrage en répondant à ce mail avec votre phrase préférée de l’entretien.

 

Rebecca Amsellem Vous proposez dans votre ouvrage, La Philosophie du sanglot, une lecture philosophique et féministe (ou philosophico-féministe) du sanglot. Sanglots qui, pour reprendre vos propres mots, surviennent en général dans une situation d’impuissance avec un corps dont le mouvement incontrôlable redouble cette même impuissance. Vous les décrivez même comme ces « Secousses, contractions, spasmes, (qui) ils sont une attaque du corps contre la parole, la pensée, la station debout. Autant de facultés censées faire de nous des sujets ». Pourquoi avoir choisi les sanglots comme prétexte à l’étude de l’impuissance ?

Estelle Ferrarese J’inscris mes travaux dans la lignée de l’école de Francfort, et notamment la préoccupation qu’avait Theodor W. Adorno pour ce qu’il appelle la micrologie ou le regard micrologique, c’est-à-dire le fait de s’arrêter sur des phénomènes minuscules, assez banals et d’avoir une réflexion philosophique sur des choses beaucoup plus grandes à partir de ça. Par ailleurs, j’avais envie de travailler sur le corps, sa vulnérabilité mais je n’arrivais pas à l’attraper de manière un peu concrète. Je cherchais quelque chose de petit : les sanglots sont petits. Au final, le choix des sanglots s’est révélé comme une épiphanie. Je ne sais s’il est juste d’appeler ce moment ainsi : quand on réfléchit à ce qu’on veut écrire, il existe toujours ce moment où tout se met en place. C’est ce qu’il s’est passé avec les sanglots.

Rebecca Amsellem Votre analyse des sanglots est genrée, vous le dites dès l’introduction. Et vous mentionnez dans les toutes premières pages les sanglots des hommes – les sanglots d’Héraclès ou d’Achille, des héros d’Homère. Sanglots qui auraient été qualifiés de complètement efféminés par des Elon Musk ou des Trump. D’ailleurs, vous dites, ces sanglots n’étaient pas acceptables pour Platon, qui a appelé à la censure de passages de l’Iliade et l’Odyssée et asseoir une vision plus « virile » des héros. Ainsi, lorsqu’on parle de masculinité toxique, on comprend ici qu’il s’agit d’une stratégie tout à fait consciente de la part de ceux qui ont le pouvoir (je sais que les sciences politiques ne sont pas votre domaine mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser).

Estelle Ferrarese Il existe, en philosophie comme dans d’autres domaines, une méfiance récurrente à l’égard des débordements émotionnels, en particulier lorsqu’ils sont associés aux larmes. Cette inquiétude tient au fait que les larmes sont perçues comme féminines, soit parce qu’elles sont majoritairement versées par des femmes, soit parce qu’elles incarnent une forme d’expression jugée trop féminine. D’un côté, la société assigne aux femmes le rôle de pleurer – c’est un comportement attendu, toléré, voire encouragé. Pourtant, cette tolérance demeure strictement encadrée : il leur est permis de pleurer, mais seulement dans certaines limites et sous des formes précises. Il existe ainsi une tension constante entre l’injonction à exprimer l’émotion et la crainte du débordement.

Depuis l’Antiquité, en philosophie, dans l’Église ou à travers les préoccupations moralistes du xixᵉ siècle, on observe régulièrement des mises en garde : il ne faut pas aller trop loin, car un certain ordre est menacé. Ce contrôle des émotions ne concerne pas seulement les femmes ; il révèle aussi une peur plus large, celle d’une possible contamination des hommes par cette sensibilité excessive. C’est précisément cette inquiétude que l’on retrouve chez Platon dans le passage auquel vous faites référence.

Rebecca Amsellem Vous écrivez d’ailleurs « La permission accordée aux femmes de sangloter, voire l’incitation dont elles sont l’objet à le faire, est donc toujours conditionnelle et étroitement surveillée ».

Estelle Ferrarese Ces deux aspects sont indissociables. Il ne s’agit pas seulement d’autoriser les femmes à pleurer tout en interdisant cette expression aux petits garçons en les éduquant à réprimer leurs larmes. C’est un ensemble.

« Ce n’est pas tant une relation de causalité qu’un écho perpétuel entre l’expérience vécue et l’expression corporelle, un va-et-vient incessant où l’un et l’autre se rejoignent sans hiérarchie. »

Rebecca Amsellem Pour proposer cette lecture féministe des sanglots vous vous appuyez sur un corpus merveilleux de textes, scénario, tableau, spectacles de danse et vous vous attardez notamment sur Café Müller (1978), un ballet de Pina Bausch réunissant trois danseuses et trois danseurs qui expose la relation des corps féminins et masculins au monde, oscillant entre heurt et sanglot. La pièce, vous écrivez, « explore le désespoir et l’impuissance d’un désir constamment contrarié, se heurtant à celui de l’autre, inconstant, inconséquent, insaisissable. Ces corps féminins dansent un sanglot, traduisant un hoquet dont les vibrations parcourent chaque extrémité de leurs membres » et vous ajoutez « Le cognement dans les choses est un échec socialement déterminé de l’installation de soi au centre de l’espace ». Votre lecture du sanglot est aussi genrée, comme si les sanglots d’une femme sont précurseurs de son échec d’être sujet : l’echec représentant le moment où elle arrête d’essayer.

Estelle Ferrarese Pour penser l’impuissance, comme vous l’avez remarqué, je m’appuie sur l’idée de prise sur le monde, que j’emprunte notamment à Beauvoir. J’en arrive ainsi à une conception du heurt comme l’expérience même de l’absence de prise. Se heurter, c’est être confronté à une résistance, à un monde qui ne se laisse pas saisir. C’est précisément ce que donne à voir cette pièce : un état de collision perpétuelle. L’« étant donné », l’« étant su », ne cessent de se cogner aux chaises renversées, aux tables, aux autres corps – y compris aux hommes. Ces saccades, ces mouvements brusques, des points de suspension, incarnent en quelque sorte l’expérience même des corps féminins dans leur rapport au monde et à autrui. Il y a une résonance entre ces gestes physiques et leur condition existentielle. Ce n’est pas tant une relation de causalité qu’un écho perpétuel entre l’expérience vécue et l’expression corporelle, un va-et-vient incessant où l’un et l’autre se rejoignent sans hiérarchie.

“Ce qui définit l’impuissance, c’est justement l’absence de prise”.

Rebecca Amsellem À propos de la pièce, vous écrivez : « Les hommes tracent des lignes, ils sont maîtres de l’espace, les femmes ne dessinent que des traits brisés, des saillies et des points de suspension. » Elles ne font que s’adapter à cet espace. Vous ajoutez même qu’elles y sont captives : en témoigne leur statut de « prises » pour reprendre le langage familier. Vous citez à ce sujet Sartre dans L’Être et le Néant, Sartre « en prenant et en caressant la main de l’Autre, je découvre sous la préhension que cette main est d’abord une étendue de chair et d’os qui peut être prise ». Et « être une prise », précisez-vous en citant Iris Marion Young, est « l’objet potentiel des intentions et des manipulations d’un autre sujet ».

Estelle Ferrarese Oui, c’est exactement cela. La question est de savoir jusqu’à quel point nous pouvons réfléchir lorsque nous prêtons réellement attention. C’est pourquoi l’idée de prise sur le monde me semble essentielle : elle me permet d’explorer cette notion en profondeur, même si d’autres y trouvent un intérêt pour des raisons différentes des miennes. Ce qui m’intéresse, c’est précisément cette prise comme forme de puissance. Une puissance certes imparfaite, mais qui demeure une capacité d’agir sur le monde, de s’y ancrer, d’y exercer un certain contrôle, aussi mince soit-il. Or, ce qui définit l’impuissance, c’est justement l’absence de prise. Non seulement parce que cela traduit une forme de vulnérabilité, mais aussi parce que le monde lui-même ne nous offre pas toujours de prise. Il n’a pas été conçu pour nous. Si l’on pousse cette réflexion jusqu’au bout, il faut aussi interroger ce que signifie être une prise. Les femmes, en ce sens, sont des prises, des proies. Une fois prises, elles sont « prises » au sens propre comme au figuré. Cette idée ouvre alors une autre réflexion : être préhensible, être offert à l’appréhension des hommes, parfois même en deçà de toute intention. Le corps féminin se retrouve ainsi proposé, mis à disposition, indépendamment même de la volonté de celle qui l’habite.

Rebecca Amsellem Vous évoquez également une autre notion, celle de l’intimation à se gouverner soi-même, mise en lumière par Michel Foucault. Il me semble qu’elle s’est transformée dans notre société, que l’on peut qualifier, à bien des égards, de société de la performance. Désormais, elle s’exprime sous la forme d’une injonction à concevoir et à mener sa vie sous le prisme du choix. Les individus ne se construisent et ne demeurent sujets qu’à condition d’exercer en permanence leur liberté. Or, c’est ici que surgit un paradoxe : comment concilier l’absence de prise – être pris(e) plutôt que prendre – avec l’injonction à multiplier les choix ? On exige de chacun qu’il fasse des choix, mais pas trop. Il faut en faire suffisamment pour entretenir l’illusion d’une liberté étendue, tout en maintenant un cadre où ces choix restent contrôlés et limités.

Estelle Ferrarese C’est exactement le paradoxe auquel nous sommes confronté·es aujourd’hui. Il y a une évolution, bien sûr, et il est essentiel de réfléchir à la manière dont l’oppression du vivre varie d’une époque à l’autre. Évidemment, la situation n’est plus la même qu’à une époque où les femmes n’avaient aucun droit et étaient juridiquement minorisées. Aujourd’hui, une égalité formelle et légale leur est reconnue, ce qui implique également l’accès au statut de sujet. Or, être sujet, c’est être celui qui se détermine. Mais, comme le souligne Foucault, dans notre société contemporaine, ce statut s’est resserré autour de l’idée du choix : être sujet, ce serait avant tout faire des choix. Pourtant, se déterminer et faire des choix ne sont pas exactement la même chose. Le second est une version appauvrie du premier, plus conforme à une logique libérale : faire des choix, c’est simplement sélectionner parmi des options préexistantes, déjà définies. Cette injonction à l’autodétermination sous une forme extrêmement limitée concerne tout le monde, hommes comme femmes. Le paradoxe, et même la cruauté de la situation, réside dans le fait que tant que les femmes étaient reléguées à une domination brutale, réduites au statut d’objets, elles n’avaient pas à prouver qu’elles étaient des sujets. Elles étaient à la disposition d’autrui, et la question de leur capacité à faire des choix ne se posait même pas : ces choix étaient faits pour elles. Aujourd’hui, avec l’acquisition de cette égalité formelle, elles sont sans cesse sommées de démontrer leur statut de sujet, de façonner leur vie et leur corps selon des critères précis.

Et pourtant, comme vous le soulignez, leur prise sur le monde demeure extrêmement limitée. Elles restent dans une posture de « prise », vulnérables aux forces qui les traversent et les contraignent. Elles se retrouvent alors face à une impasse : elles doivent prouver ce qu’elles ne sont pas, ce qu’elles ne peuvent pas être, compte tenu de la configuration actuelle du monde.

Rebecca Amsellem Notre société offre des espaces, depuis une trentaine d’années environ, où les blessures émotionnelles deviennent un spectacle et où le sujet se construit sur une blessure. On pense à Oprah Winfrey, ou encore Loft Story. « Le sujet naît, vous dites, et se consolide dans la mise au travail de ses sanglots, il se trouve astreint à conférer une productivité à ce moment d’improductivité radicale » : à ce sujet, vous citez les travaux d’Eva Illouz. De quelle manière (comment, quand) l’institutionnalisation d’une mise en forme des émotions est une manière de nous enjoindre à travailler activement sur sa vie émotionnelle pour se considérer sujet ?

Estelle Ferrarese Il me semble qu’il y a derrière tout cela un diagnostic à poser : celui d’une impuissance généralisée. Bien sûr, certaines formes d’impuissance sont plus marquées chez certains groupes et encore plus chez certains individus, en particulier les femmes. Mais de manière générale, la dernière chose sur laquelle nous avons peut-être encore un peu de prise, ce sont nos émotions. Et si l’on ne peut plus transformer le monde, alors il reste au moins la possibilité de se transformer soi-même.

N’est-ce pas cela, en partie, qui explique l’intérêt croissant pour les émotions et leur mise au travail ? Cette question s’articule à plusieurs dynamiques. Vous avez parlé du « comment », mais aussi du « quand ». Et je pense qu’on peut situer cette transformation à la fin des années 1990, à travers des travaux en sociologie, mais aussi dans le marketing, qui s’est intéressé à la manière dont les émotions, les sentiments moraux et les affects pouvaient être exploités dans le travail.

Le travail ne se limite plus seulement à fournir sa force physique et un certain nombre d’heures à un employeur. Désormais, il exige aussi un investissement émotionnel : il faut y croire, s’engager jusqu’à l’épuisement, rechercher sans cesse la reconnaissance, se vendre soi-même, et pas seulement sa force de travail, pour reprendre les termes de Marx. Cette évolution s’est particulièrement cristallisée dans les années 1990, notamment à travers les discours sur l’empathie dans le management : le « meilleur » manager est celui qui sait faire preuve d’empathie.

Ce changement, qui touche le capitalisme dans son ensemble, s’accompagne d’une instrumentalisation croissante de la psychologie, notamment sous la forme du coaching. Ce dernier propose des méthodes pour optimiser et rentabiliser ses émotions, les mettre au service de la performance. Si l’on devait dater cette mutation, je situerais son émergence à la fin des années 1990, dans ce que certains ont appelé le « capitalisme émotionnel » (comme Eva Illouz) une notion qui me semble ici particulièrement pertinente.

Rebecca Amsellem Vous écrivez « Embrasser son impuissance, ainsi que nous y contraignent les sanglots, ne permet aucune réussite, ne se sédimente en aucune sagesse, qu’elle soit du corps ou de l’esprit. » Les sanglots semblent donc être a priori un échec au sens que notre société voudrait l’entendre.

Estelle Ferrarese Oui, c’est exactement ça. En fait, je parle de suspension pour évoquer un moment où l’on se libère de certaines attentes. Dans le livre, vous remarquerez que je me montre assez réticente face aux lectures ultra-politiques. Cependant, je pense qu’il existe un phénomène intéressant à observer : cette suspension crée une bulle totalement improductive, une pure dépense. Et, en ce sens, c’est presque un acte de sabotage, un rejet du principe d’utilité, d’efficacité et d’accumulation qui caractérise le capitalisme et la logique du sujet qui l’accompagne.

Rebecca Amsellem Si les hommes n’ont plus le droit de sangloter, les génies se doivent en revanche d’être mélancoliques. « La mélancolie est le propre des hommes de génie, le revers cruel d’une supériorité, la sombre source de la création, son châtiment. Elle frappe, nous l’avons vu, tout singulièrement les philosophes. De quelle manière la philosophie lie-t-elle la mélancolie masculine et le génie masculin ?

Estelle Ferrarese Il y a cette idée récurrente du lien entre la mélancolie et le génie, qui a donné lieu à une multitude d’interprétations philosophiques et artistiques pendant des siècles. C’est un texte au départ attribué à Aristote qui en parle pour la première fois.Ce texte a ensuite été attribué à un « pseudo-Aristote », et aujourd’hui on pense qu’il s’agissait plutôt d’un autre philosophe, dont on n’est pas tout à fait sûr de l’identité.

Dès que cette idée de grandeur et de mélancolie apparaît, elle est immédiatement liée à la philosophie. Par la suite, de nombreuses personnalités se sont revendiquées mélancoliques dans leur approche philosophique. Ce n’est pas exclusif à un seul domaine, mais on peut citer des figures comme Kierkegaard, Sartre, avec La Nausée, l’autre nom de la mélancolie, Walter Benjamin.

La raison pour laquelle je voulais aborder ce sujet, c’est que, lorsque j’ai commencé à écrire, j’ai été frappée de constater qu’il n’y avait quasiment rien sur les sanglots, ni sur le plan médical ni autre, à part une étude datant de 1907. C’est assez incroyable qu’il n’y ait pas eu davantage de recherches sur ce phénomène. C’est alors que j’ai réfléchi à l’idée que ce silence pouvait être dû au fait que les sanglots sont, en grande partie, un phénomène féminin, et donc ils ont été largement ignorés, aussi bien du côté scientifique que du côté artistique. En revanche, la mélancolie, qui est une figure largement masculine, a été abondamment commentée, écrite, peinte, jouée, etc. Ce que je voulais montrer, c’est que, si la mélancolie a été tellement mise en scène, c’était parce qu’elle était associée au génie, et elle a bénéficié d’une grande visibilité. Tandis que les sanglots, eux, ont été laissés de côté. Il y a une sorte de complémentarité entre la visibilité de l’une et le manque de visibilité de l’autre.

Rebecca Amsellem J’ai une dernière question, celle que je pose à tout le monde : c’est la question des utopies féministes. Imaginez que vous vous réveillez un matin, comme chaque jour, mais avec la sensation que quelque chose autour de vous, ou même en vous, vous fait comprendre qu’on vit enfin dans cette société féministe dont on rêve souvent. Pour vous, quel serait ce détail ? Ça pourrait être quelque chose dans votre maison, dans la rue, une pensée qui vous traverse, ou même un geste de votre famille, de vos proches. Un petit déclic qui vous dirait : “C’est bon, on y est. Je ne sais pas ce qui a changé, mais je suis dans cette société.”

Estelle Ferrarese C’est le fait de ne pas avoir peur – dans l’espace public, la nuit, …