Nécessité fait la loi. Surtout si on l’alimente par le désir de voir ailleurs. Répondre à la loi de la nécessité c’est alors prendre le risque de se plonger dans un autre monde.
Mais le risque est récompensé surtout si le voyageur est encore en vie.
C’est à une telle nécessité que se sont depuis toujours exposés les hommes de la mer. Comme ceux de la terre sans doute, mais différemment. Avoir les pieds sur terre plus ou moins ferme mais plutôt stable est un avantage indéniable sur les pieds dans l’eau.
Si Jésus était capable de marcher sur la surface de la mer, pour les hommes ordinaires, c’est possible seulement à l’aide d’un objet flottant. Avec la fortune diverse dans la témérité à braver les éléments.
Pour les terriens, courir vite était le moyen, pas le seul, mais parmi les plus efficaces pour chasser ou échapper au danger. Où peut-on chercher de l’abri quand on a embarqué à l’intérieur d’une coquille comme celle d’un escargot pour avancer vers l’horizon jusqu’à ce que sa ligne soit troublée par une découpe désordonnée indiquant la terre ferme.
Les hommes et la mer (Cyrille Coutansais) est le titre d’un livre qui retrace l’épopée des navigateurs.
Vous devriez lire ce livre écrit par un ami, me dit un jour de Noël un grand-père venu de France pour voir, enfin ! ses enfants et petits-enfants.
Il m’a même assuré que cela me plairait. Il ne s’y est pas trompé. Si je suis habitué à prendre régulièrement le bateau pour aller sur une autre île, rares sont les occasions de prendre une jonque ou profiter d’une invitation aimable d’un propriétaire d’un vaisseau de plaisance, tout à la fois attiré, mais sans aucune expérience, je ne suis pas marin et je crois avoir vu la mer (Baltique) pour la première fois étant déjà étudiant.
Mais une fois le livre arrivé, je me suis demandé en quoi cela serait utile pour mes podcasts, ce n’est pas que je ne lise que ce qui me sert à les préparer, mais quand cette proposition de lecture me fut faite, j’avais senti au fond de moi une sorte de jubilation indéfinissable, suffisamment persuasive pour aller y voir. Et le partager.
L’intérêt que j’y vois est double :
-D’abord dans le rapport entre la terre et la mer pour savoir comment les hommes avaient senti l’appel du large en se transformant de terriens à plein temps (dans l’hypothèse qu’ils s’y soient trouvés en premier, tout dépend où on met le curseur) en marins, tout au moins à temps partiel et par intermittence.
-Puis dans le rapport entre l’insatiété de l’homme y compris dans le domaine religieux et la confrontation avec le réel.
Les hommes et la mer sont partout et ce depuis toujours, si l’on peut abuser de la sorte de cet invariable adverbe de temps. Et ils sont au centre du monde, de leur monde, mais compte tenu des conditions extrêmes, toujours, ils méritent plus que tout autre de revendiquer à être un tel centre.
Mais contrairement à d’autres, ils n’en ont pas besoin, ce n’est pas leur problème.
Le centre du monde est flottant, ils l’embarquent avec leurs cartes surtout célestes, leur boussole et sextant pour se repérer et envisager d’arriver plus tard au but recherché.
Et même s’ils se trompent parfois, comme Christophe Colomb, ce n’est pas grave, le bénéfice est d’autant plus grand qu’il était inattendu.
Ils ne sont pas seulement des loups de la mer, mais ils sont aussi les rois du décentrement. Ainsi ils rejoignent l’immense peuplade de nomades foulant les steppes et les déserts, eux, ils complètent le tableau de l’humain en mouvement sur les mers et sur terre.
Le propre de l’homme est de bouger partout, sa capacité d’adaptation lui procure des atouts qui le rendent supérieur à tous les autres vivants.
S’ils ne savent pas nager dans le bonheur de leurs envies comme le poisson dans l’eau, ils fabriquent les objets qui le leur permettent. N’est-il pas le premier objet fabriqué par l’humain de ses propres mains qui sert à se déplacer ?
Avant de s’envoler et maintenant concomitamment, le marin est le roi de la glisse en fabricant des planches à rame, à voile, à vapeur, à propulsion nucléaire… Et que ça vogue !
Embarqué sur des bateaux construits dans le tronc d’arbre creusé pour le Pacific surtout, en forme de poisson pour la Méditerranée ou d’un canard pour les Chinois, l’homme de la mer prend la route de l’inconnu.
Il cartographie les côtes de la terre ferme, on ne va pas tout de même flotter toute la vie ; il cartographie les mers en large et en profondeur, étant le seul capable de constater que la terre est ronde et qu’elle tourne.
Cela trouble les terriens qui, eux, s’enorgueillent d’avoir trouvé le lieu pour s’établir sur la terre ferme, à perpétuité garantie par les oracles favorables des astres et des oiseaux.
Ils sont loin d’imaginer à quel point la vie nomade sur les mers les aurait transformés, eux aussi orgueilleux, mais conquérants autrement.
Mais ils ont peur, ils préfèrent envoyer d’autres qui vont faire le commerce pour eux, ça les intéresse.
Et en attendant de vérifier par eux même, ils vont remplir les mers des monstres pour, non pas décourager les hommes de la mer, mais les mettre à leur place, ce que les hommes de la mer ne vont pas contredire. Eux, qui se soumettent aux lois de la mer et parfois à celles des hommes de la terre dont ils représentent les intérêts.
Depuis que les terriens ont pris le dessus sur les mériens, tous les moyens sont bons pour les “remettre à leur place”, celle d’un bien mal acquis nécessaire.
Un bien mal acquis dans les trafics en tout genre aux moyens plus ou moins licites de quelque manière que ce soit et dans une structure qui s’impose d’elle-même.
Et les terriens traînent cette tare originelle depuis leur rencontre avec les mériens, tare de la transgression, tant qu’ils n’eurent pas eu l’idée et la pratique eux-mêmes, mais avec des règles différentes.
La première transgression est celle de traverser les mers cette mare incognita qui garde jusqu’à l’époque récente sa virginité, alors que les terrae incognita ont perdu leur statut d’appartenir à personne et donc à tous depuis bien longtemps.
De la mare incognita on a gardé les traces jusqu’à maintenant dans la loi communément reconnue, ou presque, celle de la libre circulation, et ce malgré l’établissement des zones côtières comme territoire, il faudrait dire “méritoire”, mais cela ne concerne jamais une mer entière se trouvant dans les limites partagées avec des voisins.
Le problème avec cette loi comme toutes les lois, c’est que les codifications des règles exposent au danger de la transgression. Tant qu’il n’y avait aucune loi maritime, sauf celle des survivants, pas de transgression ; comme pour Saint Paul et sa vision du péché liée à la loi contraignant la morale, alors que la grâce libère de tout, faut-il encore l’accueillir.
Chacun pouvait naviguer où bon lui semblait, pour le mouillage c’est plus compliqué, pour la capture de ressources maritimes encore plus, sans parler des Pirates et des corsaires, ce qui nous amène à la seconde transgression.
Non seulement il n’y a pas de frontières et les mers sont du domaine public tombé dans cette loi depuis le dernier déluge, il n’y a presque pas, ou alors de façon différente, non plus de droits intangibles de la propriété des biens transportés.
Ce dont les pirates jouissent pour leur propre compte, quitte à le faire Manu militari, ce qui parfois les rend manchot ou borgne.
Ces écumeurs de mer contrebandiers pirates ou corsaires, souvent à mi-temps, constituent des zones grises, à côté desquelles les honnêtes frères de la côte ne sont qu’un épiphénomène en matière de ruse pour survivre et nécessairement devenir riche.
Mais les terriens qui gèrent aussi mare nostra ne sont pas toujours suffisamment attentifs à la gestion de la mer selon la loi. C’est ainsi quand Rome désarme sa flotte ouvrant la voie à l’expansion de la piraterie sans précédent. La loi est abandonnée au profit d’une autre loi, celle de la débrouille dans des eaux troubles.
Et tout cela avec le concours des commanditaires. Mais quand l’état siffle la fin de la partie, la mer devient calme.
L’Inde a renoncé à la mer sous pression des brahmanes ravivant les interdits des navigations au long cours alors que les bédouins d’Arabie s’y sont jetés.
Le sort semblable a touché la Chine des Song “qui avait tout, la technique, le goût, le génie ; le destin ne lui en a pas laissé l’opportunité, livrant la mer à la terre” p. 111. Et ces tares aussi.
Ces tares sont toujours le propre du trafic maritime licite et illicite pour qui et comment, c’est selon.
La thalassocratie en Polynésie ou celle des Vikings ou encore des Phéniciens ont aussi cédé la place à l’organisation du commerce et des échanges conçus par des terriens. C’est la thèse du livre.
Et ces derniers se servent du savoir-faire des mériens en les enrichissant de leurs nouveautés, tout en minimisant l’apport des mériens à la civilisation et ses commerces.
Pour tracer les meilleures routes maritimes, à l’aide de méridiens et longitudes, (plus difficiles à établir), ils cartographient en détail la surface et à l’aide des toutes sortes de sonars, les profondeurs. Ils n’y sont toujours pas au bout.
Les prédictions de la météo par les relevés des données météorologiques complètent et parfois remplacent (à tort) les augures des oiseaux et comportements des poissons.
Et les missionnaires dans tout cela ? Quel vent les amène à prendre le large, croient-ils pouvoir bénéficier des alizés des mers calmes pour porter la bonne nouvelle pleine de douceur au parfum de cocotiers de la foi dont le fruit est perché en haut au bout d’un mât d’espérance chrétienne, qui pour l’atteindre suffirait de savoir grimper pieds nus, ni sac, ni vêtement encombrant ?
Depuis que les Portugais navigateurs et Génois payeurs ont réussi à trouver la route autour de l’Afrique, le paradis terrestre était plus près que jamais.
Et si le rêve de Marco Polo impressionné par la flotte chinoise et l’omniprésence des Chinois en Asie aquatique n’a pas pu se réaliser, au moins on a profité des fruits. Encore plus qu’avant lorsque ce fut par les terres et pour plus de libre-échange.
Les missionnaires ont embarqué sur leurs bateaux pour convertir les sauvages, sans doute, mais ils devaient vite convenir que les Chinois et ils n’étaient pas les seuls, échappent à cette qualification.
Mais les missionnaires n’étaient-ils pas aussi parfois utiles sur les bateaux lors de la traversée à user au besoin de leur pouvoir pour chasser Léviathan et ses suppôts aquatiques ?
Mais ils déchantent vite, les gentils hôtes de marins ont vite transformé la recherche du paradis terrestre en la volonté de faire des affaires, et des fortunes.
Et pour l’accueil, ce n’était pas mieux pour les missionnaires que pour les conquistadors. Se battre ou se faire martyr, la distribution semble bien établie et l’usage des bateaux communs prépare les uns les autres à envisager l’avenir.
Je reviens du spectacle, une comédie musicale donnée dans les cadres du French May, dont le titre Mer calme m’autorise de faire mention.
C’est l’histoire écrite par Nasthasia Faure, une jeune française qui a parfaitement réussi à parsemer des chansons françaises des années 1980-90, l’intrigue portant sur un groupe “échoué” sur une île.
La mer calme réalisée entièrement par des amateurs montre les rapports entre les terriens qui à la suite d’une panne de réseau sont devenus des prisonniers de la mer. L’occasion de s’arrêter comme durant la pandémie pour faire le point sur sa vie. Un travail de pro pour le bien de chacun.
Le marin ne s’improvise pas, le missionnaire non plus. Si les premiers sont surtout motivés par l’accroissement des richesses, les missionnaires ont aussi des ambitions.
Convertir jusqu’aux extrémités de la terre, mais avec la redécouverte du vieux monde d’Asie, du nouveau monde des Amériques et d’Afrique, et autre monde, ils se sont vite rendu compte qu’ils ne parviendront jamais à refaire l’exploit de Charlemagne qui a parachevé la conversion de l’Europe occidentale en faisant passer au fil de l’épée les derniers récalcitrants et pas des moindre, les frysiens, géants côtiers de la mer du Nord.
Avec eux “les habitants du Vieux Continent prennent conscience, par exemple, que leur vision chrétienne a forgée l’image d’une étendue d’eau inquiétante, peuplée de krakens, des sirènes enchanteuses et autre Léviathan, quand dans d’autres civilisation, elle est un jardin d’Eden, un paradis sous-marin, des Élysées” (p. 13). Les mille et une nuits sont l’expression la plus mondialement connue d’une telle vision positive.
Le nombril de la mer, le centre marin pour l’Insulinde est le lieu paradisiaque, alors que “pour les austronésiens se mêle d’influences indiennes comme grecques. Le nombril de la mer est ainsi le repère des monstres dangereux, tout droit issus du panthéon indien, tels les Garuda, mauvais anges…(p….)
C’est là, au fond des océans, que les civilisations maritimes cherchent leurs dieux, le ciel leur servira surtout pour se repérer, le bon pilote de bateau mémorise les positions respectives de plus de 150 astres, alors que pour les civilisations terrestres le ciel servira aux deux, à se repérer et à identifier les lieux de dieux.
C’est là au fond des mers que l’on trouve 85 % des sites archéologiques les plus anciens, le niveau de la mer étant monté de plusieurs mètres depuis.
Actuellement deux habitants sur trois vivent à moins de 100 kilomètres des côtes.
Avec le réchauffement climatique la température des océans augmente provoquant le bouleversement dans l’écosystème aquatique déjà très affaibli par la pêche excessive et la pollution.
Solide, liquide, éthéré et spirituel, ce sont les quatre éléments qui constituent l’univers avec ses habitants et leurs aspirations.
Les hommes et la mer (la mère) n’ont pas fini d’écrire leur histoire commune, si la terre les sépare, l’eau les unis.
C’est à eux ensemble de réenchanter le monde pris en mains par les savants qui détruisent toutes les légendes sur les origines et le présent des terriens, et qui, équipés de GPS demandent l’obéissance au compas, mais plus encore au doigt et à l’œil.
Pour ne pas devenir tous manchot et borgne, les missionnaires se transforment en missionnaires de gens de la mer pour devenir seulement gens de la mer. Les cocotiers sont trop hauts pour y chercher des fruits, on attend qu’ils tombent. Avec le risque de se faire écraser par le poids de la chute de toutes ses espérances.