Est-ce que cela vous intéresse, de voir la prochaine pièce que nous réalisons ? Oui, bien sûr, tout ce qui est humain m’intéresse, et le théâtre a une place particulière dans ma vie. Bien que n’ayant jamais fait de grands exploits sur les planches, hormis peut-être celles de l’autel pour célébrer (une pièce de théâtre bien particulière), dès mon enfance j’ai été initié au théâtre et aux reflets de la société qu’il éclaire et aux réflexions que ceux-ci suscitent. 

Il se trouve que je suis disponible à une des dates proposées. Je m’y rends tout joyeux de pouvoir me nourrir de la sorte. Une fois n’est pas coutume, je suis largement en avance. Cela me permet de continuer à peaufiner le texte d’un autre podcast. Puis, je croise Marion, vous aller voir, c’est un peu noir, mais c’est plein d’humour, précise-t-elle, comme si elle voulait me rassurer en anticipant sur mon éventuelle déception. Puis elle ajoute : Vous me direz ce que vous en pensez. Oui, bien sûr ! Mais, une fois la pièce terminée, sans tarder je suis sorti pour retrouver ma nuit de sommeil.

Les amis du placard, tel est le titre de la pièce. Pour une fois, ce ne sont pas les cadavres que l’on trouve dans les placards, ou des amants cachés. A vrai dire c’est un peu entre les deux. Ils ont quelque chose de mort et quelque chose de gênant, qui ressemble aux situations compromettantes (cf. un podcast précédent). 

Je vous propose une méditation en deux temps. D’abord à partir de ma propre appropriation de la pièce, puis au travers de l’interview avec l’auteur. 

I.La pièce est une manière de faire sortir tout ce que nous avons mis dans les placards de nos existences et qui, sans le savoir, nous encombrent, et que cette pièce révèle.

Et ce malgré notre adhésion tout au moins au début de la pièce, et même tout le long, surtout à en jouir, à des degrés variables, selon les humeurs du moment, celles de la pièce et les nôtres. Ce sont des blancs, dont je parle dans le podcast Lire entre les lignes d’il y a peu, qui ainsi s’invitent en hôtes invisibles, mais encombrants, remplissant pleinement nos têtes, et ainsi réveillés, rejoignent les personnages de la pièce dans ce qu’elle donne à voir et à comprendre. L’émotion, bien timide au départ, gagne du terrain et le champ de notre conscience se laisse peu à peu inonder par des larmes de joie et de distraction se transformant aussitôt en prise de conscience nouvelle, celle qui, telles les rizières, irrigue de son flux fécond tout ce qu’elle trouve sur son passage.

En venant voir la pièce je n’avais aucune idée de son contenu. Je n’ai rien lu, rien entendu, sauf que c’est drôle ; je n’ai pas écouté l’interview, non plus. Une innocence totale, sans a priori aucun, sauf celui d’une amitié qui dans un élan de partage gratuit m’a permis de la voir (merci Marion et Patrick). 

Je me souviens seulement de l’affiche avec un placard ouvert, qui à première vue, de loin, ressemblait davantage à un carton qu’à un placard en bonne et due forme. D’ailleurs de près aussi, mais ma première impression sur l’illusion d’optique était vite prise de court. C’était bien du carton que les enfants utilisent pour construire des tas d’abris et ainsi y tramer leur imaginaire. On y voit deux silhouettes de dos, une femme en robe rouge et un homme en costume bleu. Tout est éclairé à moitié, la lumière du bas plaquant les silhouettes en ombre au fond du placard.   

C’est du bleu, blanc, rouge. Le contour de la pièce est donné, c’est celui de l’Hexagone. Et le ton aussi. Celui de la vie quotidienne, à la française.

La pièce nous transporte dans une société légèrement futuriste, tout en gardant toutes les caractéristiques de la société française actuelle. Deux mondes sont confrontés, celui des accueillants et celui des accueillis. Les uns sont des bourgeois classiques, avec leurs qualités et leurs défauts ; les travers étant accumulés jusqu’à l’absurde, mais c’est le charme de toute caricature. Les autres sont plutôt des représentants de la société populaire. Sans doute les uns carburent au cerveau, alors que les autres aux muscles. Et pour évaluer la valeur des uns et des autres, il n’est pas question de savoir qui est plus intelligent et donc plus apte à se faire aider par l’intelligence artificielle afin d’être “librement heureux”. Il n’est pas non plus question d’une fine analyse que tout le monde acquiescerait purement et simplement, surtout ceux qui pensent. 

 

Et moi, j’en pense quoi ? Surtout trois choses m’ont frappées. 

1.   Poussée à l’absurde, la caricature donne aux clichés projetés sur les bourgeois, quelque chose de pathétique, et de désolant à la fois.

Par certains côtés (une partouze peut bien lier les protagonistes pour fraterniser à bon escient), ils sont comme les cochons chez Jacques Brel, qui se vautrent dans les excréments de leur propre pseudo-culture. Ils usent savamment de tous les atouts, le charme dû à la supériorité n’est pas exclu. Malaxer d’une manière distinguée les ingrédients culturels sublimés par la haute société (pas trop haute pour ne pas l’empêcher de pouvoir rencontrer, en toute simplicité, le peuple d’en bas) finalement leur donne la diarrhée existentielle pour, par moment, dire et faire tout et n’importe quoi. 

C’est en soirée que l’on se relâche, en laissant avec le costume et le tailleur, les masques socialement présentables, pour enfin être un peu soi-même, et à cette occasion, pour être un peu à soi-même. Là où l’on peut asseoir ses avoirs que la rouille et les mites ne rongent pas si facilement, car composés des lingots d’or et de la valeur qu’on leur assigne. Et lorsque tout est déjà accompli, il reste à profiter de tout cela. Les amis du placard peuvent sans doute être de bons outils pour déverrouiller les chakras que les obligations ferment. Mais tout a une fin. La soirée est un moment de vérité, au crépuscule du jour. Même les jeunes amis du placard sont crépusculaires car bien qu’essayant de se sauver, sont tellement au service de la cause.

Ce n’est pas pour autant une critique des travers propres à une couche particulière de la société, sur laquelle la pièce porte le regard. Ceux du peuple en ont autant, mais ils jouissent d’un traitement de faveur, et on sait pourquoi. Plus c’est gros, plus c’est évident, et de plus, c’est amusant. Enfin, on peut rire de quelque chose avec quoi on ne semble pas pouvoir s’identifier. Même si parfois, c’est vrai, notre conscience est plutôt secrètement émoussée par les grossièretés qui sautent aux yeux et font mal au cœur. 

Dans toutes les blagues chauvines, les français sur les Belges, les Belges sur les Allemands, les Allemands sur les Polonais, les Polonais sur les Russes… si l’on reste à une bonne distance des blagues que l’on raconte, les voisins restent amis, plus ou moins chaleureusement traités. On a beau faire oublier le mobile de la pièce, tellement la narration est entraînante, il n’en reste pas moins un goût aigre-doux qui remonte aux papilles capables de distinguer les aliments bons des moins bons, ou plutôt les aliments qui font plaisir à ceux qui en font moins.

Et si on s’achetait des amis. Après tout, nous en avons les moyens et ce sera utile pour rompre notre monotonie. La monotonie que produit la vie en couple est un signe évident pour savoir que l’on a déjà épuisé tous les moyens internes à disposition. Tout du moins ce que l’on pense. En rompant la monotonie, en favorisant l’accession à l’humanité augmentée, certes, celle que le plafonnement culturel permet, mais tout de même c’est mieux que de ne rien faire.  

Allons donc acheter des amis ! On est tout excité à l’idée de nouvelles expériences. Un couple, peut-être ce n’est pas suffisant. Les tarifs pratiqués incitent à mieux. En effet, vu les tarifs pratiqués par les agences spécialisées dans la traite de l’amitié, nous avons de quoi nous payer deux couples d’amis. C’est sans doute mieux que la traite du nègre ou d’autres qui se pratiquent sous toutes les latitudes, sous tous les soleils économiques, politiques, parfois avec la complicité religieuse de quelque bord que ce soit. 

Le mobile est désarmant de simplicité. Qui ne connaît pas les histoires sur les magasins qui offrent un produit bien particulier, la vente de l’amitié. Combien ça coûte, rien, car elle ne s’achète pas. Mais c’était dans la littérature moralisante pour éveiller les consciences des petits afin, qu’une fois grands, ils s’en souviennent. Cela pourrait leur être utile, dans la gestion des affaires, la méfiance est de rigueur. Des faux amis, il y en a bien plus que dans les mots des différentes langues. 

2.            L’accumulation des travers des personnages permet le passage de la réalité à la science-fiction.

C’est la deuxième chose qui m’a frappé chez Les amis du placard : le passage de la science-fiction à la réalité. Une pure science-fiction n’aurait eu aucun intérêt. Le terme de science-fiction est impropre, mais je l’emploie pour décrire le caractère burlesque d’un vaudeville, où le théâtre français excelle. Et voici comment.

De la science-fiction, la pièce de théâtre nous fait passer à la réalité, pour deux raisons. Tout d’abord à cause de son aspect visionnaire futuriste. Puisque tout est monnayable, tout est achetable, tout est vendable. Cela a toujours été ainsi, peut-on soupirer, pris d’une, certes, légère, mais claire irritation (comme celle de la gorge) devant une insistance pareille.  

Même si l’on sait que tout s’achète, sauf l’amitié, comme l’amour au sens noble du terme, on peut être considéré par d’autres (surtout ceux qui sont jaloux de ne pas avoir d’opportunités semblables) comme de lâches arrivistes, qui font tant de dégâts au passage dans la course à la réussite, mais on n’est pas idiot au point de totalement ignorer que l’amitié ne s’achète pas. Sinon, quel serait l’intérêt d’une telle pièce alors ? 

La deuxième raison, encore plus importante, est celle de savoir que dans une nouvelle civilisation, où la technique a toujours le dernier mot, la liberté étant limitée aux choix qui sont proposés, les magasins où l’on achète des amis (vrais on l’espère, faux, on le redoute, et surtout faux, on le sait) sont remplis d’autres biens de consommation ordinaire, mais qui, n’apportant pas une totale satisfaction, sont complétés par les produits hauts de gamme qui agissent directement sur l’esprit de bien-être par le biais des jeux relationnels.

Ce n’est pas que l’amitié qu’on n’achète pas, c’est une évidence, et ceci depuis toujours. Ce que cette pièce démontre, c’est que la relation entre les humains est au centre de la vie, comme elle est au centre de la pièce. Si l’amitié ne s’achète pas, en revanche la solitude, dont la surproduction se constate partout (comme les voitures invendues qui occupent les immenses parkings des usines), elle, la solitude, se vend très mal. 

On ne peut la résorber dans les dissolvants artificiels. Il lui faut une dose d’amour que seule l’amitié véritable peut fournir. Que l’on ne se trompe pas non plus, au sujet de la solitude, elle n’a pas pour vocation à disparaître, mais seulement à se résoudre (mieux que dissoudre) dans le liquide amniotique de la vie, où tout devient clair, limpide, simple, comme dans le lit d’une rivière, où la vie ainsi canalisée circule à foison, en toute liberté, contrairement aux apparences.

3.            La troisième observation porte sur la réalisation de la pièce.

 

L’idée géniale est de faire jouer aux acteurs les différents protagonistes de la pièce, six couples (un accueillant et deux accueillis). Les acteurs, à tour de rôle, assurent des segments de la pièce et donc des segments de la vie de leurs personnages. Cela permet de disloquer les personnages et les présenter, aux âges différents, avec des visages différents. 

Et grâce à une telle dynamique, inscrire le spectateur dans une obligation de rapprocher cette fragmentation à sa propre vie, par endroit, par moment avec une intensité variable, rendant ainsi la relation aux personnages moins tendue avec le spectateur. Et par-dessus tout, cela brouille la netteté d’image que les personnages assumés par plusieurs acteurs dégagent naturellement et de façon plus nette, mais plus complexe, plus nette, mais plus embrouillée.

C’est comme les morceaux d’un miroir cassé qui, chacun reflète une partie du personnage et du monde dans lequel celui-ci vit. Notre monde et notre lucidité à nous y regarder. Circulez, il n’y a rien avoir ! Courage, fuyons. Stop, halte, quand on passe à la douane, on ne peut pas se soustraire au contrôle. Quand est-ce que nous passons de telles frontières pour vérifier ce que nous transportons et pourquoi ?

 

II. La seconde partie, beaucoup plus courte, puise dans l’interview publiée dans le Trait d’Union du 8 avril dernier.

 

A l’instant, je viens de terminer la lecture de l’interview accordée à Chorus par l’auteur de Les amis du placard. Je vais dans ces quelques phrases redire à ma façon ce que j’ai retenu de cette interview concernant la pièce. Comment cette interview est une sorte de complément d’enquête sur l’homme moderne. C’est un exercice fascinant que celui de se soumettre à sa mémoire immédiate et les connexions, parfois surprenantes, qu’elle provoque.

Le pouvoir et la violence sont-ils un couple indissociable ? J’espère que non, mais souvent si. En chacun de nous, sommeille un monstre, à qui pour la plupart d’entre nous, nous interdisons le droit de vie et de développement. Sauf peut-être sous forme d’un bonzaï, qui, parfaitement taillé pour demeurer petit, est un bon allié dans certaines situations, pour pouvoir affirmer que leur utilité est belle, car maîtrisée. C’est pas beau, la vie ? Non, car la bonté n’y est plus!

Si j’ai réussi à identifier les deux acteurs formant un seul couple d’accueillants (Jacques et sa femme), en revanche, je m’interroge sur l’achat de deux couples. Deux pour le prix d’un et avec un contrat en bonne et due forme.

Là, pour rompre (je l’espère) la monotonie de mes élucubrations, je me permets cette incrustation, résultat de ma méditation dans la chapelle, en lien évident avec le thème. 

 

2024 mai 15 – “Absurde”

Ce ne sont pas mes œuvres qui sont absurdes, 

C’est la vie qui est absurde !

Qui déjà dit cela ? Peu importe,

Sans doute, un peu chacun d’entre nous.

Heureusement qu’il y a l’espérance chrétienne,

Qui tente d’absoudre toute vie absurde.

 

Ionesco, bien sûr, ce ne sont pas mes pièces, disait-il, qui sont absurdes, c’est le monde dont elles parlent. Mais aussi Slavomir Mrozek et ses pièces de théâtre qui traitent de l’absurde de certaines structures sociales, comme la pièce intitulée Tango, sur l’encombrement sans rémission apparente.

Le couple acheté fait partie de la basse-cour de Orwell. Tout s’achète, car rien ne se donne, et la nature a horreur du vide. A la bonne franquette, Messieurs, Dames ! Prenez sans payer, criait le prophète de la Bible, mettant à disposition de l’eau de source divine.

Ce cri vient en écho à mes oreilles, il se faufile entre les chicanes des taxes redevables à chaque passage, en emportant avec lui les modulations des fréquences de l’écho biblique, pour l’y attacher comme une inutile plainte. Comme une injure même, avec la résolution ferme de ne plus jamais offenser les humains par des bassesses semblables. Ce n’est pas du donnant-donnant, c’est vendant sans rien donner. Les ersatz ont toujours la côte dans la bourse aux faux dollars (déjà celle de vrais dollars, ce n’est pas génial, mais là … !). 

La capacité de soumission est égale à celle de la générosité. Il suffit de remplacer une par l’autre, et le tour de passe-passe est joué. 

Rassov s’interroge, Rassov a peur, mais qui n’a pas peur ? surtout de cesser d’avoir peur. L’amour c’est beau, mais pourquoi les bleus. Peut-on rire de tout ? Oui, on doit le faire. L’humour noir, est-il si noir, puisqu’il jette la lumière sur les choses qui les sont dans la réalité. A moins que l’on ne soupçonne l’auteur d’un tel humour de noircir le tableau. La projection serait donc préjudiciable à l’appréciation objective. Soit on le met dans un asile (imaginaire uniquement, j’espère), soit on en fait un visionnaire, un prophète de notre temps. Et puis… ?

Ce n’est pas de la science-fiction, c’est du réel, insiste Gabor, c’est pourquoi l’humour noir est lumineux. J’espère le voir à Paris l’été prochain, tellement de questions à lui poser s’empressent dans ma tête. La mise à distance que l’humour noir provoque plait ou ne plait pas. Si ce n’est pas un dérivatif pour juguler les angoisses existentielles, il est une lampe pour les futurs eurêka.