La semaine dernière, dans la première partie, nous y avons vu que le Moi oriental et son Soi englobant, idéalisé, sont comme le ying et le yang, qui se côtoient et interagissent, mais ne se confondent pas.
Or le soi spirituel du croyant occidental est totalement immergé dans le Soi divin. Et s’il ne l’est pas, c’est la faute à un Moi, nécessairement mauvais, qui avec ses lourdeurs terrestres charnelles, empêche le soi spirituel de se fondre dans le Soi divin. C’est alors que l’on mesure la bavure dans la méconnaissance du Moi qui aspire non seulement à la reconnaissance de sa propre existence, même ambiguë du point de vue de la vie spirituelle et éthique. Mais aussi et surtout, comme le signale Jung, pour participer à la construction de la personnalité sans qui celle-ci sera tronquée, rachitique, gauche, et se présentera, dans le meilleur des cas, sous forme de bonzaï dont l’esthétique extérieure, pour le compte de tiers, prime sur les souffrances de l’individu. Les applications de ce constat sont multiples dans le domaine de la vie de l’Église et de la société. Nous en parlerons la prochaine fois.
Saint Paul y est pour quelque chose, mais seulement lorsqu’il est pris au mot de façon inaboutie du point de vue de son raisonnement théologique dans son ensemble. Il établit une différence entre un corps charnel et un corps spirituel.
L’un étant destiné à la corruption (sarx, un corps qui plus tard est à mettre éventuellement dans un sarcophage !?).
L’autre est destiné à croître pour devenir le porteur effectif de vie éternelle, capable de la pénétrer par la force de la foi que Dieu seul donne à qui il veut et qui telle une flamme est accueillie et éventuellement entretenue dans la durée, comme on le peut, comme on le veut.
Si la distinction entre le Moi psychologique et le Soi idéalisé semble à peu près claire, il faut entrer un peu plus en profondeur dans la distinction entre le Soi de l’individu et le Soi de l’Autre.
Pour ce faire, il semble utile de s’arrêter sur la notion du corps dont émane ce Soi, et ce Moi. La notion du péché faisant office de marqueur pour distinguer le bon Soi du mauvais Moi.
“Comprenons-le bien, notre vieil homme a été crucifié avec lui, pour que fut réduit à l’impuissance ce corps de péché, afin que nous cessions d’être asservis au péché.” (Rm 6,6). Puis, “si vous vivez selon la chair vous mourrez. Mais si par l’Esprit, vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez” (Rm 8, 13).
Dans cette perspective, ce qui “sauve” le porteur du corps, c’est l’intervention divine grâce à laquelle, même si “On est semé corps physique, on ressuscite corps spirituel” (1 Cor 15,44).
Dans cette vision de Paul, c’est tellement vrai qu’au point de pouvoir affirmer avec lui que “votre corps est le temple de l’Esprit Saint qui est en vous et que vous tenez de Dieu”. Comme conséquence d’une telle intervention, le croyant ne s’appartient plus à lui-même, car “vous avez été bel et bien achetés”. Et donc, pour cette raison “Glorifiez Dieu dans votre corps” (1 Co 6, 19-20). Glorification extérieure réservée au moyen des rites de purification du corps et de l’esprit, est enracinée dans des profondeur de l’être humain qui est régi par le Moi bien humain, mais qui sous l’influence du Soi divin se présente sous forme d’un Soi tout humain, sous forme justement d’une personnalité. Or, le Soi de son adorateur n’appartient qu’à Dieu. Celui-ci, est-il destiné à être dissout dans le Soi divin ? Comme le Moi asiatique est dissout dans le nirvana du néant ? Pas tout à fait. Le soi de l’Adorateur garde son identité propre au point d’être doté d’une conscience éternelle. Comment ? Cela reste à voir.
En attendant, ce qui est particulier dans le christianisme (et d’autres religions dites monothéistes), c’est qu’une toile relationnelle se tisse de façon bien spécifique et avec des résonances sociales bien particulières, uniques, distinctes de ce qu’est la toile dans la spiritualité orientale. Cette toile chrétienne se rend visible au fil des différents développements théologiques que Paul met à disposition des croyants dont il a la charge. Au point de constater que c’est de l’existence d’une toile que dépend la valeur de la vie du croyant.
Cette dépendance communautaire n’est pas vraiment primordiale pour l’approche spirituelle asiatique, où est prioritaire la démarche individuelle d’un bout à l’autre de l’existence de l’individu, même si celle-ci est accomplie en présence des autres, pour les autres et avec les autres. C’est une toile sociale à caractère circonstanciel qui se rend visible dans toutes les interactions que les individus suscitent. (Tout comme on fait le voyage touristique vers un lieu de pèlerinage, mais avec la différence qui est celle de devoir rentrer dans la posture de pèlerin qui a découvert non seulement la valeur spirituelle de sa destination, mais aussi du chemin qui le rend communautaire, car en communion avec le Christ (et ses saints).
La toile chrétienne est multidimensionnelle, car composée des fils qui relient les croyants à Dieu, mais aussi entre les croyants eux-mêmes. Ceci trouve son fondement dans la place que tient (à tenir) la présence du Christ comme principe de communion et d’unité. La relation au Christ devient appartenance à un corps plus vaste, qu’est celui de l’Église et même dans une extension finale celui de l’humanité entière. Sans oublier “la terre nouvelle” avec tout l’univers ainsi renouvelé. Le passage du corps mortel au corps de gloire se fait par l’intermédiaire du corps du Christ. Tout son corps, celui de gloire, emporte sur celui du corps physique, sans pour autant l’oublier, le déprécier ou encore le nier. Et là se trouve le vivier pour une théologie du corps.
Le dictionnaire de la théologie de saint Paul, en parlant du corps selon l’apôtre, fait une remarque préalable qui éclaire la théologie du corps chez Paul avec ses apories liées à son époque.
“Les sciences modernes ont eu l’intuition que le corps était la personne elle-même ; il constitue son expression, il en est la présence. L’individu n’est pas son corps qu’il posséderait : il est son corps où sont écrites les traces de croissance et de souffrance, ce corps livré au regard de tous, relié au vaste univers qui l’entoure. Par le corps, l’individu est au monde, par lui il devient un être relationnel et solidaire”.
C’est le Moi du corps qui s’y exprime, le lien avec la pensée orientale semble ainsi retrouvé. Or, dans la vision grecque le corps n’est que le “cercueil” dans lequel l’individu est enfermé et un jour déposé. C’est encore moins facile dans la langue hébraïque qui est très riche en description de cette corporéité qui fascine, interroge et dérange et finalement fournit le terme dabar qui semble le plus proche de ce que nous appelons corps et ou chair, les deux termes retenus par Paul. La somma (corps ou chair) grecque est déjà en elle-même un terme à de riches facettes. Celle qui est la plus porteuse de sens chrétien est celle qui signifie que la somma peut se libérer des forces de mort, qu’elle porte en elle, jusqu’à les détruire, pour vivre la vie de l’Esprit. Le corps est en devenir, il a un avenir.
Pour la vision asiatique, le Soi idéalisé est une référence extérieure dont l’usage s’accomplit dans le paradigme d’un guide restant extérieur à la vie de celui qu’il guide et qui, par les exercices répétés initie aux habitudes, grâce auxquelles son disciple peut parvenir à élever son Moi pour atteindre ce qui lui est le plus cher. C’est-à-dire se dissoudre dans le Soi, sans corps ni visage. Le but qu’il n’atteindra d’ailleurs que péniblement, grâce à la gymnastique de son Moi personnel que, à mon sens l’on doit appeler le moi extensible et extériorisable, car se muant en Soi évanouissant.
Cependant, dans le christianisme, le Soi personnel n’est pas que négatif, car à la vision précédente de Paul, il faut ajouter celle-ci. Le corps tout entier participe à la glorification, même celui qui n’est pas encore transformé par la résurrection, ni même par une renaissance (born-again) mais seulement en chemin en état d’un Homo viator. Dieu accepte cette imperfection, mais à condition de la reconnaître et de s’employer à la faire contenir, diminuer et disparaître, grâce à Dieu et à la grâce de Dieu.
En d’autres termes, la vie spirituelle dans son autoconscience est ligotée par le tout de Soi qui l’absorbe dans un Soi qui a cessé d’aspirer au Soi divin, et qui se contente d’un Moi psychologisant avec lequel il va finir par se confondre et y dissoudre. Certes, de grands mystiques ou des gens spirituels qui vivent leur foi dans le cadre de la religion dite populaire n’avaient que faire de telles considérations. Leur Moi constamment catharsisé était totalement engagé dans l’aventure spirituelle, et la référence au Soi plus grand qu’eux, que leur Moi, n’était qu’une formalité d’usage rituel. Pour la plupart d’entre eux, ils vivaient bien loin des influences des courants de pensées qu’a véhiculé la culture chrétienne du Soi, au détriment du Moi.
Sans entrer dans la complicité de cette influence au cours de l’histoire du christianisme, retenons seulement deux éléments. Le premier, porte sur l’influence indéniable et durable (jusqu’à nos jours) du jansénisme. Il se caractérise par sa dureté d’approche semblable à des mouvements puritains (avant l’heure). Il l’est en héritier de la tradition cathartique, entretenue notamment dans les ordres religieux, qui supposait que pour se présenter à Dieu, il fallait être irréprochable. Les rites de purification pratiqués dans les religions dites monothéistes en témoignent plus largement. Mais s’y ajoutent un apport fourni par la philosophie idéaliste pour le compte de la spiritualité. Le deuxième élément est celui, à caractère archétypal, une tendance naturelle à être propre sur soi lorsque l’on se présente devant un plus grand que Soi.
Les deux Soi, celui de l’individu et celui de l’autre englobant, en dépit du même mot qui les décrit, ne sont pas identiques. La différence est comparable à celle qu’il y a entre la réalité et l’image de celle-ci. Cependant l’usage du même mot les rend très proches l’un de l’autre et les “force” à vivre ensemble en bonne intelligence. Comment faire sinon pour le petit Soi, en se présentant en état présentable devant un Soi irreprésentable.
A première vue, heureuse fusion sans confusion, Dieu est Dieu et l’homme est l’homme. Leur commun soi est le résultat de la bienveillante générosité du divin donateur qui sans ce geste de débordement de son amour ne peut se satisfaire de son Soi. Ils sont tous les deux dans une nécessité de débordement, l’un par le haut et l’autre par le bas, l’un de façon incréée, l’autre de façon créée. Ceci a des conséquences directes sur l’identité de l’inspiration chrétienne ou orientale. Le christianisme est inspiré par le haut vers le bas, alors que le bouddhisme par exemple est inspiré du bas vers le haut.
La toile sociale et communautaire n’a pas la même résonance.
Dans le cas occidental, elle transforme la société, or dans l’approche de la spiritualité asiatique, elle la maintient. On comprend alors mieux cette facilité naturelle de confiance à notre instinct et notre vision par en bas. Or, celle d’en haut semble bien plus exigeante car suppose un pari d’élévation sans en avoir encore ressenti les effets et sans en ressentir un confort de justification satisfaisante d’une telle démarche, comme c’est le cas dans une démarche purement expérimentale (yoga ou autre).
Dans le bouddhisme et le christianisme, cette nécessité est totalement assumée par la liberté souveraine de l’un et la liberté “submitive” de l’autre. Ils peuvent communiquer par le canal idéalisé qui les relie d’un soi qui se donne, à l’autre qui rend grâce, ou de même, le premier dans la logique du don gratuit, le second dans la logique transactionnelle. Mais ces deux cas de figure de la liberté n’ont de vrai que la simplification à but pédagogique pour faire apparaître les différences, or la réalité est bien complexe dans les deux. Car, si le christianisme est une religion qui se prétend comme sa grande sœur juive, révélée, et suppose une acceptation mais active, dans le bouddhisme par exemple, la révélation intervient en termes d’une illumination que le christianisme connaît aussi.
Or, en Occident, on parle encore peu du Moi, pas en philosophie qui préfère rester avec soi pour discuter à sa guise sur ce qu’est l’homme dans son devenir magnifique ou tragique. Ce sont les sciences humaines, commençant par la littérature, comme nous l’avons déjà mentionné, et surtout la psychologie des profondeurs, rejoints en philosophie par la phénoménologie qui vont s’attarder à “fouiller” dans les très-fonds ténébreux et souvent inhospitaliers pour la philosophie idéaliste.
Un autre aspect de ces Moi et Soi est aussi à prendre en compte. Ils remplissent les deux mondes d’existence, un extérieur, un intérieur. Celui de l’extérieur est relié à l’appréciation quantifiable, “celui de l’intériorité exige une exploration dans une profondeur quasi démesurée.” Démesurée, sans mesure car au-delà de la mesure de ce qui peut être considéré comme raisonnable. La connaissance de soi résulte d’une interrogation, l’enfant de 6 ans que nous étions initie une telle quête visant à comprendre. L’homme, autrefois enfant, poursuit sa quête dans le domaine spirituel, où il tend à relier les deux mondes, extérieur et intérieur, mais par une sorte de ByPass parabolique pour connecter avec le SOI de l’Autre.
Pour y arriver, la priorité est à donner plutôt à l’attention qu’à la volonté.
On sait par expérience que le volontarisme démesuré suit le même but que l’attention, mais bien différemment. La volonté cherche à arriver au but recherché, le plus vite et à moindre frais si possible, mais souvent à tout prix (le but justifie les moyens) alors que l’attention s’attarde sur la rencontre. Dans le premier, le but justifie les moyens, alors que dans le second le but intègre les moyens qui devraient avoir la même valeur que le but lui-même. Le but y est à identifier déjà sur la route où l’on marche ensemble pour arriver au même but.
Donc la préférence pour le Moi, Je, comme dans la nouvelle formule de mariage : Moi, Je, Je Te prends pour époux épouse et je me donne à Toi. Du moins là aucune ambiguïté, ce sont les deux corps qui donnent les contours très concrets et circonscrits à la vie de Moi, de chacun, et leur Moi commun, en lien avec leur Soi personnel et le Soi de l’Autre. Donc en fait, et c’est mon constat, il y a deux Moi et deux Soi et ils se croisent et fécondent sans (jamais ?) se confondre. C’est tout au moins le souhait que l’on pourrait formuler pour la défense de l’autonomie et d’interdépendance des relations sans confusion.
Pour terminer,
Après la lecture du livre, on comprend mieux le titre, La connaissance de soi, et pas la connaissance de Moi. Le livre n’a pas pour but de nous faire descendre dans les très bas des profondeurs psychologiques pour explorer en sous-marin et ou en réparateur potentiel ce qui doit demeurer un mystère. Même les accents fortement autobiographiques de Marie-Madeleine ne peuvent justifier une telle méprise. Dans ce Soi, c’est du Moi de chacun qu’il est question, et tous ces Moi sont présentés sous forme d’un terme générique de Soi. La grammaire qui nous tient, même résistante, se fait obéissance, si toutefois on la présente comme un allié. Sinon, instrumentalisée et donc soumise sans avoir son mot à dire, elle devient lasse comme un serviteur quelconque dont on n’attend que de l’obéissance. Il en est de même pour notre Moi et pour notre Soi, ceux dont nous avons la responsabilité.
Donc le Soi de Moi et le Moi de Soi. Seulement les deux peuvent aller ensemble vers le Soi divin pour s’y présenter “présentable”, comme il l’entend. Et qui invite à être avec lui, soi-moi !