A quelques jours de la Toussaint et de la journée de la commémoration de nos fidèles défunts, je propose cette méditation sur la fin de vie, car toute vie doit finir un jour, et en parler ce n’est pas forcément pour apprivoiser une telle idée, qui pour beaucoup est bien obscure pour ne pas dire inexistante, tout au mieux pas à l’ordre du jour. C’est plutôt pour savoir comment le faire pour les autres avant de s’y projeter pour soi-même.
Le matin de la rédaction de l’introduction de ce podcast, j’ai croisé dans la salle à manger un prêtre chinois qui m’annonce le décès de son père. En réaction, je fais une mine défaite de commisération et de compassion, alors que les sentiments n’y sont pas, en tout cas pas encore, surpris par une telle annonce les récepteurs émotionnels n’avaient pas encore le temps de s’activer.
Il avait 98 ans, dit-il pour me rassurer, comme si, voyant mon visage, il voulait s’excuser pour l’artifice que l’annonce du décès de son père a provoqué chez moi, pendant que j’étais sur le point d’entrer dans l’espace mortuaire d’une morgue qui s’était invitée au petit déjeuner. Le reste du repas, -dont la consommation a dû attendre en écoutant le récit du fils sur le temps passé à veiller sur son père à l’hôpital jusqu’au dernier moment, sur sa mère, ses frères et sœurs à Hong Kong et un frère vivant à l’étranger- une fois repris, a désormais eu un autre goût.
Je lui demande le prénom de son père. Thomas en christian name, c’est à quoi je réagis en lui confiant ce qui m’était arrivé la veille au soir à quelques heures avant le décès de son père: durant la prière lors de la réunion de l’EAP (Equipe d’Animation Pastorale), au moment du silence introduit par moi-même, en demandant de prier pour les personnes concrètes de la CCFHK ou d’ailleurs, le premier prénom qui me vint à l’esprit était celui de Thomas. Certes, je connais des Thomas dans la CCFHK et ailleurs, mais le prénom n’était associé à aucun d’entre eux, et cela me laissait un peu perplexe. Surpris, touché, il me répond tout simplement: oui, vous étiez connectés spirituellement sans savoir intellectuellement. D’ailleurs, ajoute-t-il, ma mère restée à la maison terminait sa prière dans les moments qui précédaient le dernier soupir paisiblement rendu de son mari.
Je lui ai dit que la messe que j’allais célébrer sera dite pour son père. J’ai été le troisième prêtre à qui il venait d’annoncer la nouvelle. D’autres prêtres sont venus dans la salle à manger, les paroles échangées en cantonais et les éclats de rire m’ont rassurés, le silence de mort dans la culture chinoise ne peut être de longue durée, d’autant que la foi en la résurrection du défunt (je crois que c’est la première génération chrétienne) celle de son fils prêtre, tout comme la quasi totalité de la famille ne pouvait que faire éclater la lumière de l’espérance chrétienne qui s’était doucement posée sur le chagrin indéniable de la séparation et le deuil qui va suivre.
On en pensera ce que l’on voudra, et moi même je ne prends aucun parti pris : le hasard, le rapprochement hâtif suggéré par les circonstances, une volonté de se rassurer par de telles convergences, ou alors un signe de la présence de la dimension spirituelle, une puissance de Dieu qui nous parle à notre insu mais que l’on accueille dans notre sensibilité intuitive d’abord, le lien avec la foi vient en suite… Ce qui est certain et ce dont j’ai été le plus fier, c’est de s’être abstenu de placer dans la rencontre, des paroles sur les circonstances du décès de mon propre père. Fort de recommandations prodiguées maintes fois aux autres, enfin j’ai pu les appliquer à moi-même, alors que l’envie ne manquait pas, mais c’est la raison de la foi et du respect qui en découle, qui a eu raison de mon envie.
C’est dans le contexte du débat parlementaire et social sur la bioéthique dans les gestes qui accompagnent la fin de vie qui agitait les Français cet hiver, que j’ai écrit ce qui suit avec quelques ajouts plutôt cosmétiques que substantiels.
Mais d’abord en lien direct avec ce qui va suivre, voici de quoi nous avons parlé à table lors du déjeuner de ce même jour, et ce n’est pas moi qui ai introduit le sujet. Un des prêtres du diocèse que j’avais connu vaillant il y a encore quelques années, depuis longtemps est dans le coma avec une dialyse toutes les semaines.
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Renvoyant dos à dos acharnement thérapeutique et euthanasie, la psychologue, dans une tribune au « Monde » (28 février 2023), valorise une troisième voie : le respect du souhait des patients en fin de vie de ne plus s’alimenter.
C’est ainsi qu’est introduite ladite tribune.
La psychologue en question, c’est Marie de Hennezel, l’infatigable accompagnatrice des personnes âgées et des mourants.
Bien connue depuis son livre La mort intime, qui fait date, rien qu’à cause de ce fameux constat, qu’on n’accompagne pas des futurs morts, mais des vivants… Jusqu’à la fin.
Aussi curieux que cela puisse paraître, il a fallu une affirmation évidente naguère, mais désormais aussi unique que percutante par son originalité qui fait sens, pour être entendue, au moins par certains. Cette affirmation semblerait plus audible pour les oreilles de croyants en la vie éternelle, car en accompagnant jusqu’à la mort, on accompagne surtout vers un passage, d’une vie à l’autre, donc on accompagne toujours des vivants dès maintenant et pour les siècles des siècles.
Sur le terrain sociétal, cet étonnement prouve que la transmission d’accompagnement humain et spirituel ne fonctionne plus très bien (c’est un euphémisme qui n’a d’intérêt que celui d’arrondir les angles des crocs dont la violence des griffes de la mort n’est pas prête à être assumée), interrompue par les progrès techniques, avec d’excellents résultats, mais pas toujours de façon totalement convaincante, la preuve.
Notre psychologue se fait le chantre de la voix d’amour qui cherche son droit au chapitre dans le débat et surtout dans la pratique qui l’accompagne sur ce qu’est bien mourir.
Si, en comparaison avec le passé encore récent, tout au moins dans certains pays et pour certaines populations, on a pas trop mal réussi à bien naître, il n’en est pas de même pour la sortie: bien disparaître.
Rien que le mot mort fait tellement peur que l’on lui préfère des synonymes en guise de périphrases pour amortir le choc, contourner la confrontation avec les sentiments dont on ne saurait pas quoi faire.
Et par-dessus tout, il faut tout maîtriser y compris les sentiments, ou à défaut, s’il est possible de réussir à leur dénier le droit d’expression.
C’est si déroutant que de ne pas avoir la main sur tout, alors que le challenge que lance la vie du début à la fin est euphorisant. Soutenue par le bras puissant des progrès techniques, la volonté de s’imposer conduit à une croyance en la toute puissance.
Enfin presque, car on n’est pas stupide à ce point, on sait très bien que l’on ne pourra jamais tout maîtriser. Mettre bien des choses sous le boisseau, (sentiments et vérités qui en découlent, les raisonnements et les impasses qui en résultent), leur interdire de voir la lumière ne sera jamais totalement efficace.
La complexité de la vie va forcer les barrages d’auto-défense qui s’avèrent être ceux d’auto-défiance. Et pour survivre, bien que ce soit navrant et précaire, au moins on va se défouler là où on pourra. Mais le temps, rarement pour ne pas dire jamais, ne travaille en faveur de tels calculs. Et pourtant, grâce à l’humanité augmentée, toujours à augmenter, l’homme moderne s’engage sur la voie de défi lancé à la mort en la contrariant par le fait de la contourner dans l’accès à l’éternité sur terre. Vivre sans mourir, question de temps assurent parmi les plus optimistes, les plus croyants.
D’un côté faire vite et bien pour faire disparaître proprement ceux qui meurent, pour qui on ne peut plus rien, et de l’autre tout faire pour réussir le pari d’immortalité où presque pour certains, tout au moins dans la première phase, sans pouvoir présager de l’avenir même dans les plus audacieuses projections de l’évolution de cette question dans le futur.
Mais les progrès des sciences en sont une occasion trop belle pour ne pas s’en saisir. C’est un peu caricatural, j’en conviens, mais sans nier les évidences dues au progrès scientifique appliqué à la médecine et donc aux soins, c’est surtout pour faire ressortir le contraste dans le but de s’interroger sur le plan existentiel.
Dans les débats binaires polarisant les résultats, j’ai toujours été adepte d’une troisième voie, tout au moins pour l’explorer avant de conclure, toujours provisoirement.
Mourir à l’indienne, c’est cette expression qui m’a stoppé net dans la lecture, avant de la reprendre et la poursuivre pour chercher à être sûr d’avoir bien compris.
On a tous des images des mourants dans les rues de Calcutta ou d’ailleurs, où tant de mères Thérésa tendent à faire œuvre de charité, c’est-à-dire permettre de mourir dans la dignité.
C’est à se demander si une telle attitude, profondément chrétienne et tout simplement humaine, fait sens dans le pays où mourir n’est qu’un passage et pour lequel l’on n’a besoin de rien, le temps fera le reste, fera son œuvre.
Je n’ai pas d’expérience des sœurs de la Charité, mais je peux imaginer que même pour les gens qui n’attendent rien, juste qu’on les laisse tranquilles, le signe de la vie manifesté dans l’attention à leur égard (regard, sourire, toucher, un peu de nourriture qu’ils prendront ou pas) peut avoir un effet positif pour leur douce solitude à laquelle ils s’abandonnent.
A moins que ce soit l’inverse, un contact avec le monde des vivants pour retarder le départ, laissez-moi tranquille peut retentir en dernière plainte.
Mais alors assister impuissant à une mort volontairement consentie, ne s’apparenterait-il pas au suicide assisté, sans aucune action positive dans ce sens, juste en témoin qui voulait bien faire, non pas pour lutter contre, car il comprend qu’il n’y a rien à faire, mais juste soulager, si ce n’est pas l’autre, au moins soi-même. Et si ils avaient la possibilité de faire autrement, se faire soigner, s’y soumettraient-ils? Peut-être!
Le Gange à Bénarès ou ailleurs est plein de ces corps qui flottent pour le dernier voyage, mais cela ne les concerne plus. Ils sont ailleurs! Où sont-ils ? Réponse à la prochaine réincarnation.
Mourir à l’indienne inévitablement repose cette question lancinante, et excepté la chaleur du tropique du sub continent, cette manière de mourir se rapproche de l’autre pratiquée chez les Inuits ou autres syberiaques ou tibétains. Mourir de froid, paraît-il la plus douce des morts. Et mourir d’un manque d’alimentation, alors que le désir de vivre faisait rage dans la tête et dans le corps, il y n’a pas encore bien longtemps, était bien courant aussi sous nos cieux.
De fait, dans ces “pratiques” nous sommes loin des acharnements thérapeutiques et la douceur de la mort ne s’exprime qu’après tant de combats. Aller mourir tout seul dans la neige ou entouré de proches, toujours avec la même affection et l’abandon au destin et ou à la fatalité, cela revient presque au même, question de climat et des habitudes prises en fonction, d’y aller ne se fait jamais sans combat préalable.
Chacun fait avec les moyens du bord et à en croire les indices rapportés par la psychologue qui est à leur écoute, le bord que nos sociétés ont pris pour chercher la solution face à la mort y compris par l’acharnement thérapeutique, est contesté avec la remise en question et peut-être des mutilations à bord même.
Mourir d’anorexie finale, le rêve de beaucoup de personnes âgées, ce n’est pas vraiment l’idée qui viendrait à l’esprit des personnes dans la force de l’âge. Au législateur non plus. Je me souviens de cet ingénieur spécialiste du plastique pour le produire tout comme pour traquer les traces dans les boissons ainsi contaminées, rendues impropres à la consommation, qui ne voulait plus s’alimenter provoquant un débat au sein de la famille.
Si les premiers vont inlassablement répéter, eat more, les seconds doués de leur sens de pragmatisme, vox populi, vox Dei, tel des dieux ou à défaut leurs représentants, vont d’abord sonder l’opinion pour choisir le moment opportun pour légiférer; d’ailleurs en France, ils n’en auront pas besoin, car c’est déjà fait, contenu dans un package des dispositions législatives en vigueur.
Or, les personnes concernées réclament autre chose.
“Que veulent vraiment les très vieux quand ils pensent à leur mort ? La réponse est unanime : mourir chez soi, dans son lit, surtout pas à l’hôpital, sans souffrir, sans acharnement thérapeutique, entouré d’affection et de présence. Pouvoir glisser lentement dans la mort, dans un environnement protégé, sans être forcé à s’alimenter si l’on n’a plus faim.”
Le fait que l’on les laisse tranquilles peut trancher avec les attentes de la présence de leurs proches pour qu’ils s’occupent d’eux. Mais ils attendent les deux, qu’on soit avec eux et que l’on les laisse tranquilles. Parfois on est prêt à l’un mais pas à l’autre, un service à moitié satisfaisant pour les personnes en fin de vie.
Être avec eux pour faire ce qui est possible : confort et réconfort. Les laisser tranquilles pour leur permettre de prendre le temps de s’y préparer, et les accompagner si elles le souhaitent. Prendre le viatique et, entourées des siens, partir en paix.
Quel est le pourcentage des situations ainsi vécues? 20% des pensionnaires des ehpads transportés en urgence à l’hôpital décèdent dans l’ambulance. Cela s’apparente à l’accident de la route et sûrement il y a mieux pour mourir. Dans les hôpitaux de Hong Kong, 20 % de décès interviennent à la suite d’une septicémie.
Pensionnaires ou pas, les personnes âgées le savent et cela ne les rassure pas. Une telle inquiétude s’ajoute aux deux autres, celle de l’acharnement thérapeutique et de l’euthanasie, à moins que ce ne soit les deux, dans le bon ordre bien entendu, ce qui serait une double peine pour quelqu’un qui ne voulait pas partir de cette façon là.
Dépossédées de leurs moyens physiques, affaiblis mentalement, leur corps devient un objet destiné à la réparation, sinon à la solution finale.
Or, ce qu’elles réclament, c’est que l’on les laisse tranquilles. Et que l’on soit tranquille à leur côté. L’agitation qui est obligatoirement la leur par moment ou de façon durable, s’amplifie à cause de l’agitation par désarroi, maladresse ou contrariété mal contenu de l’entourage, et retard la paix tant désirée.
“Ils ne veulent pas [non plus] courir le risque qu’on abrège leur vie à leur insu. Ils redoutent d’être un jour soumis à une injonction de mort ». On sent, dans leurs propos, une angoisse. J’ai rarement été aussi saisi par une ambiance d’angoisse partagée que dans un abattoir en Chine où la guide nous a amenés sans y entrer elle-même. Le plus terrible était de voir le comportement des chiens qui attendaient leur heure arriver, ils sentaient la mort, celle-ci était omniprésente, dans toutes les cages des animaux de toutes espèces, volatiles, quadrupèdes et reptiles.
Comment interprétera-t-on leurs plaintes ? Et s’ils expriment une lassitude de vivre, ne viendra-t-on pas leur « faire la piqûre » ? Comment mourir, alors ? L’idée même de l’injection létale les perturbe. Les mots qui reviennent, tous tournent autour de la douceur. « On voudrait partir doucement, avoir le temps de dire au revoir, se sentir prêt. » Pas de précipitation, pas d’acte radical. Prendre le temps pour mourir, sauf que de l’autre côté on a pas le temps, l’efficacité, encore et toujours, même ici les perdra, et nous avec.
Dans ces cas, l’anorexie a ceci de spécifique qu’elle ne coûte rien, l’abandon des moyens et l’abandon de la redevance, on part plus léger, comme à Calcutta ou Bénarès.
C’est aussi simple, mais c’est aussi compliqué, car notre monde n’est pas construit autour de tels rites qui, en toute simplicité, régulent la vie… et la mort!
Et le soupçon du suicide pèse sur les consciences de certains proches et observateurs. Qu’est-ce qu’en pense l’Église catholique par exemple. Je ne sais pas, il se peut qu’elle ne le sache pas très bien. Et tant mieux, c’est très engageant de savoir des réponses définitives, comme si l’on avait pris en compte tous les éléments indispensables pour se situer dans la foi. Je ne parle pas des lois qui sont très claires, par exemple tu ne tueras point, mais de la marge qui sous forme de zone grise invite au discernement avant de se prononcer.
Fort de ce constat sur le discernement, ce que je sais, ce que la mort à l’indienne, pratiquée depuis si longtemps et de nos jours, mérite que l’on s’y arrête et que l’on creuse le sens que l’on voudrait lui donner.
Elle s’apparente quelque part à celle de Jésus qui aurait pu éviter la mort, surtout à son âge, s’il ne l’a pas fait ce n’est aucunement par une pulsion de mort, le jardin des Oliviers est là pour l’attester. Il l’a fait par un libre choix dépourvu de quelconque calcul, par amour.
Et laisser partir par amour dans la paix c’est aussi permettre de s’endormir avec la flamme qui s’étiole avant de s’éteindre. L’autre flamme, déjà bien présente, celle de l’espérance, prendra totalement le relais pour accompagner le passage et pour éclairer tant soi peu les entrailles de la mort.
Ce que l’on sait aussi, c’est que pour beaucoup, “le futur mort” (il est le seul à se donner un tel qualificatif en autorisant ainsi l’entourage à emboîter le pas, verbalement pour le moment) décide du moment de partir.
Pour cela il a besoin que l’on le laisse tranquille pour ensuite partager cette paix avec ses proches qui pleins de tristesse et de regrets, parfois de remords, sauront écrire sur le faire part qu’il est parti en Paix.
Ils y croiront. Et finiront par retrouver la leur.