Henri Maux en Chine à l’heure de la guerre du Japon.
C’est le titre de ce podcast en lien avec la date du 1 octobre, fête nationale de la République Populaire de Chine.
Mais aussi en lien avec sainte Thérèse de Lisieux célébrée dans le calendrier catholique le même jour tout comme autrefois, la fête de saint Remi, celui qui a baptisé Clovis.
Enfant, pour fêter mon saint patron, j’avais le droit et le devoir même d’apporter un paquet de bonbons pour partager avec les camarades de classe, qui ce jour-là en avaient même un deuxième, car c’était aussi la fête d’une camarade Danuta (comme la femme de Lech Wałęsa) decédée depuis d’un cancer, c’est aussi une façon de faire mémoire d’elle.
Le dragon de l’est, c’est le titre du livre, Henri Maux en est le personnage principal, le sous-titre : Henri Maux en mission dans la Chine en guerre, 1937-1939 ; Antoinette Maux-Robert, auteur, moi lecteur, vous participants intermédiaires.
Le livre relate les faits et donne à comprendre l’état d’esprit dans lequel se sont trouvés les protagonistes de ces temps-là. Le dragon de l’est, c’est aussi le nom d’un camion qui depuis la Chine va transporter Henri en Birmanie (p. 140). On peut imaginer que l’un avait inspiré l’autre.
C’est l’histoire d’un français au service du développement d’infrastructures routières et ferroviaires en Chine. Histoire exceptionnelle, unique, singulière ; de si peu d’autres que l’on peut en dire autant.
Henri Maux était un coutumier du Cambodge et du Vietnam, où il était tout jeune ingénieur sorti de l’école… et envoyé par le gouvernement français pour s’en occuper … Bien que toujours au service de la France, mais cette fois-ci prêté durant deux ans à la Société des nations, SDN.
“Tandis que le continent asiatique était déchiré par la guerre et que l’Europe à son tour menaçait de s’enflammer, il avait vécu une aventure unique…, un des seuls français à obtenir la confiance du gouvernement…. Sa détermination, sa connaissance intime du pays, les risques insensés qu’il n’avait pas hésité à prendre, avait forcé l’estime des dirigeants chinois et lui avait donné une grande ‘face’ en Asie”, note la biographe (p.10).
L’Asie a suscité en lui un engouement pour l’exotisme, dont il s’était nourri alors qu’il a toujours gardé ses distances avec la politique en général et donc à l’égard de tous ceux qui auraient pu vouloir l’y entraîner.
D’une rigueur professionnelle soutenue par une ferme volonté mise au service d’un idéal élevé, il n’a jamais oublié de mettre à la première place le plus grand respect pour la personne humaine aussi modeste et étrangère soit-elle.
“Cela le conduit à s’intégrer avec facilité dans les pays qui l’accueillent, à juger sévèrement le système colonial, et lorsqu’il en aura l’occasion à le combattre pour la protection des exclus” (p. 10). Cela sonne presque comme un manifeste d’engagement social, mais on peut faire confiance à la biographe.
Ses compétences d’ingénieur, son intelligence d’homme alerte, sa vivacité d’esprit ne l’ont pas fait dévisser ni de la foi chrétienne comme socle de son existence, ni de la méditation comme coupure salutaire dans une journée bien remplie et souvent agitée.
C’est sur ces deux lignes, action et contemplation que s’appuie ce podcast. C’est dans ces deux directions que nous allons poursuivre la carrière et surtout l’itinéraire de ce serviteur. Suivre les tracés de ses déplacements, c’est suivre la géographie humaine et spirituelle d’un homme qui donne à percevoir ce qu’il y a de plus précieux, le mystère de sa vie.
Dans l’action, la planification tient une place centrale. Henri sait à quel point l’absence d’un plan d’ensemble peut nuire à un projet (p. 91). C’est même vrai pour lui-même, d’ailleurs il se pose de nombreuses questions au sujet de sa place en Chine, en Asie, pour sa famille, pour la France, pour ses convictions, sa croyance…
Il sait que le manque d’un plan dans la vie est comparable à l’absence des réseaux routiers surtout en temps difficile, celui de guerre mais aussi en temps de développement économique. La Chine moderne l’a prouvé et avec quel brio.
Henri apporte ses compétences en temps de guerre, temps où il agit au nom de la Société des Nations. La France, dont le gouvernement et le pays traversent une grave crise et pas seulement eux, toute l’Europe s’embrase. La SDN, née au lendemain de la grande guerre comme organisme chargé de veiller sur la paix, ne survivra pas au lendemain de la deuxième guerre mondiale.
Henri périra dans un accident d’avion en 1950. Sa courte et extrêmement intense vie s’arrêtera dans cette Asie qu’il aimait tant. Tomber de si haut physiquement pour reposer en paix profondément.
Il savait que faire des plans c’est indispensable, sans pour autant être jamais sûr de rien. La fragilité de la vie sous toutes ses coutures faisait partie de son quotidien autour de lui et aussi en lui. Et il va sur la route des expertises avec tout ce bagage.
Certes, des morceaux de routes sont en construction, parfois en très bon état, mais pas raccordés. Or ceci semble plus facile avec les chemins de fer qui ont des tracées en continue plus visibles d’un point A au point B.
Mais ça c’est dû à la nature du projet. Car si celui-ci n’est pas abouti, il ne sert pas à grand-chose. Alors que la route peut être plus facilement exploitable dans ses tronçons intermédiaires. S’il y a des routes qui se contentent de “tourner en rond” et qui mènent nulle part, les rails sont rarement inachevés dans leurs constructions.
Pour ces deux moyens de transport, ce qui importe en tant de guerre, c’est la capacité à transporter les troupes et le matériel. La grande marche quelques années plus tard l’a démontré avec sa face héroïque et son côté tragique.
Par son travail de supervision et de conseil, Henri participe à l’extension, voire à la densification de la route de la soie, un lointain prototype de one belt, one road, même si pour le moment c’est surtout pour échapper aux japonais par le sud. Southwest highway bureau, pour qui il travaille, a la charge d’environ 5 milles kilomètres de routes (p. 96). On peut s’imaginer le temps qu’il a passé pour parcourir quelques tronçons à inspecter.
Mais les bombardements, malheureusement “aidés” par des pluies torrentielles, qui y sont si fréquentes, torpillent et ravinent ce qui avait déjà été fait. Et ce qui ne l’était pas, c’est par les mésententes et rivalités entre personnes et régions que cela arrive. Comme partout ailleurs dans le monde, même si quelques codes de bases ne sont pas les mêmes, les difficultés sont similaires.
Dans ce contexte, Henri va nouer des relations et gagner la confiance. Un de ses collaborateurs chinois ayant étudié à Harvard, dit que c’est au contact des occidentaux qu’il a découvert ” la grandeur et la délicatesse de l’amour conjugal exclusif” (p. 117). C’est la raison pour laquelle il ne veut pas se séparer de sa femme qui ne peut pas avoir d’enfants.
Henri, un jeune marié, lui, attend un premier enfant, mais bien loin de la future mère. Même si elle est bien entourée par des amis qui vivent dans les environs, la jeune épouse passe la majeure partie de son séjour asiatique seule. Et des amis, Henri en a partout, ils sont pléthore, toujours prêts à l’accueillir sur sa route.
Ses compétences professionnelles lui valent la réputation d’un homme qu’on couvre d’éloges. Il aime son travail, il aime le pays qu’il sert, il aime servir. Il aime les gens qu’il sert, de multiples vraies amitiés sont nées dedans.
Il est comme beaucoup, un Français toujours pressé, mais capable de s’arrêter pour contempler, pour se ressourcer, pour se retrouver, pour trouver les fondations même de son existence.
Alors que son ami chinois, celui qui est diplômé de Harvard, lui, pour se montrer un bon fonctionnaire, doit toujours “rayonner de sérénité”. Ce qui pour certains parfois s’apparente à une lenteur dans les décisions, comme dans leur énonciation. Sérénité qu’Henri retrouve à sa façon.
Prendre son temps pour ne pas être l’esclave du temps, d’un côté. Ne pas perdre une seconde, l’optimiser au maximum, cela semble la marque de l’autre côté. Mais finalement, les deux aspects, les deux attitudes, les deux aptitudes se mêlent dans les mêmes personnes. C’est juste une question de tempérament et d’opportunité. Ceux-ci sont à considérer indistinctement dans une sphère culturelle comme dans l’autre. Un européen et un asiatique ont tout à gagner d’une telle émulation.
Henri apporte le savoir-faire d’un ingénieur. La méthode des estacades et des redans apporte de la solidité aux ouvrages. Une estacade est un ouvrage qui ferme l’entrée du port ou du tunnel, un barrage fait par l’assemblage de pieux, de pilotis, de radeaux. Des redans sont des ressauts ou saillies en gradins pour solidifier la construction. C’est une première en Chine, technique “des chantiers dans les chantiers” (p.119), technique très appréciée et adoptée depuis à grande échelle.
En 1938 avec afflux de réfugiés fuyant les Japonais, l’épidémie de choléra fait des ravages. Huit millions de vaccins via Hong Kong sont envoyés depuis Genève (p. 121). Arriveront-ils à temps dans les endroits touchés par l’épidémie, comme le courrier, qui même si cela prend du temps arrive toujours ? Les services médicaux offerts par les occidentaux sont nettement plus importants que ceux concernant l’ingénierie du génie civil. Henri travaille pour l’un mais côtoie les autres.
Coordonner, vérifier, entretenir, ce sont les trois mots clés d’Henri, son credo d’ingénieur inspecteur et conseiller (p. 131). Et par-dessus tout avoir un plan d’ensemble. Et dans sa vie c’est comment ? Tout juste marié, en laissant sa moitié à Hong Kong, Hanoi…, il essaie de bâtir un plan de vie mais en vain. Entre l’Europe en feu et l’Asie tumultueuse, comment mener sa petite caravane familiale ? Il ne sait pas à qui demander conseil.
Est-il vraiment utile aux Chinois ? Se demande-t-il parfois. “L’obstacle de la langue est gênant, est gênante aussi l’humiliation que ses remarques critiques infligent à ses collègues, lors des inspections…. N’a-t-on pas fait des erreurs analogues en Europe ?” (p.152).
La rivalité entre les ingénieurs et les médecins, et les futilités relationnelles de ceux qui sont à Genève, tout cela le déçoit. Ce qui lui semble important, c’est de faire son travail comme s’il devait être l’œuvre de sa vie, comme si l’on devait mourir le lendemain. Et mourir, cela viendra plus vite qu’il ne puisse l’envisager. Mais pour le moment, ce n’est pas pour tout de suite.
N’y a-t-il pas de plus belle ligne de conduite que de “chercher d’abord le royaume de Dieu et sa justice” (p.152). Non, Henri n’a pas perdu la boule, il n’est pas non plus en train de serrer les boulons de son existence. Il s’ouvre de façon déclarée à la transcendance qui l’accompagne dans ses engagements professionnels et familiaux.
Aventurier du fort Boyard (le vrai) d’autres lieux plus ou moins connus en inspectant l’état de ponts et de routes existant et en vérifiant la qualité des tracés futurs. Il n’est pas question de ne rien faire, alors que la Chine s’enfonce dans le chaos (p. 137).
Le plan du gouvernement chinois de Chiang Kai-shek est d’ouvrir la route de Rangoon via Yunnan. Henri est chargé d’en inspecter qu’une partie. Mais c’est l’obstination de l’expert qui le pousse d’aller à tout prix à Rangoon pour de là pouvoir s’envoler via Saïgon, puis Hanoï jusqu’à Hong-Kong.
“Le rapport de l’expert, détaillant les imperfections de la route de Birmanie, suscite un tel intérêt, qu’il est aussitôt traduit en chinois et envoyé à Chungking (capitale provisoire).
Il est profondément gêné de devoir pointer les manquements, les failles dans l’organisation, d’ordre et de méthode. Il constate une grande mortalité chez les ouvriers, un triste lot de tous les chantiers d’envergure de l’époque partout sur le continent et non seulement.
Soon un de commanditaires qui suit de près le travail d’Henri, joint au rapport de celui-ci une note confidentielle pour son beau-frère (Chiang Kai-shek). Note inspirée des conclusions de Maux, insistant sur l’urgence extrême d’une coordination entre tous les travaux en cours” (p.144).
A la route s’ajoute la construction des chemins de fer que Maux doit aussi superviser. Et tout ce travail sur les réseaux terrestres n’est finalement qu’une métaphore de ces réseaux qui se tissent entre les personnes et les peuples pour le meilleur et parfois pour le moins bon.
C’est l’impression que donne la lecture du livre, c’est le livre qui sert de matrice matérielle, visible pour l’autre, celui interhumain, tout aussi honorable, sinon plus. La vie n’est pas toujours comme un train sur les rails.
Chungking, la capitale provisoire telle qu’elle est, est une ville qui respire la guerre, la politique, l’intrigue. On n’y voit pas toujours d’un bon œil un million de réfugiés de toutes les provinces chinoises occupées. “Ils se disent “envahis”, comme le sont les provinces de l’est par les Japonais.” (P. 148).
Les armes livrées depuis l’Europe, la pelote basque dans la cour d’un couvent fondé par des missionnaires français, tant d’images fortes s’incrustent dans sa mémoire. Mais l’événement qui l’aura le plus marqué fut la disparition tragique de son ami, expert comme lui, François Bourdrez, emporté dans le Yangtze.
Encore son obstination farouche ! Et bravant des dangers de mort pour lui-même, il va partir à la recherche du corps. Son amitié profonde et sa droiture légendaire ne pouvaient pas le laisser abandonner ses proches sans preuve matérielle, corpus delicti indispensable pour faire activer l’assurance.
Lors de la cérémonie officielle, Henri prononce les paroles au sujet de son ami, qu’on n’aurait pas trop de mal à lui attribuer ; de tous les experts, il a été le plus fidèle et le plus permanent. Il a récemment refusé une situation en Europe pour revenir vers la Chine qu’il aimait, malgré les difficultés de la situation de l’époque. Et peut-être même à cause de ces difficultés, par solidarité dans l’épreuve. Il avait pour ce pays, pour ses problèmes passionnants de technique et d’organisation, un attachement profond.
“Il y ajoutait une conscience et un sens du devoir qui l’ont poussé jusqu’au sacrifice de lui-même, au cours d’une mission qu’il savait dangereuse. Et nous ne séparons pas Bourdrez, dans notre admiration pour leur courage, des ingénieurs chinois qui l’accompagnaient et qui sont morts en service commandé.” (p. 165).
“Depuis la mort de Bourdrez, il réfléchit beaucoup à la grâce, à la soif de recherche du beau, du grand…. Cette sève de vie, cet allègre besoin de se dépasser, cette exigence envers soi-même et son entourage n’est-ce pas le reflet de la vie éternelle.” (167).
L’éloge funèbre de son ami et le contour de la vie du héros du livre esquissés par la biographe nous laissent en présence d’un homme dont les actions étaient entièrement subordonnées à la contemplation.