Écoutant l’histoire, comme les Anglais savent le faire, sur une jeune adolescente qui, pour la première fois, prend le train toute seule pour rendre visite à sa tante, je me suis alors laissé interpeller par la consigne stricte de son père : « don’t talk to any stranger », en ajoutant, « don’t forget this ».
Mais les choses ne se passent pas ainsi, même si tout finit bien, voire très bien, avec en prime une découverte qu’elle fait : ne pas juger sur les apparences.
La mise en garde paternelle, comme souvent, ne suffit pas pour en tenir compte. Ignorer une telle consigne pleine de bon sens, c’est un peu comme ignorer de faire attention en traversant la route. Si dans le second cas, la sanction peut être fatale, elle n’est pas forcément immédiate dans le premier cas, même si parfois elle peut être bien positive comme dans le cas de notre héroïne.
En effet, la comparaison entre la méfiance à l’égard de l’étranger et le danger de la route tient seulement un peu, car en prime du danger physique pour le corps, les étrangers à qui il est interdit de parler, ont cet avantage sur les chauffeurs entrés en collision, qu’ils peuvent espérer un profit quelque part.
Pour les étrangers qui cherchent le contact supposé malsain, parler, cela les intéresse par le fait que cela sert leur but non avoué, tout au moins dans la première phase d’une telle relation.
Malgré la peur qu’ils peuvent engendrer, de telles étrangers étant à l’origine ou répondant à la sollicitation ne sont pas forcément un danger réel, comme le sont les chauffeurs pour la plupart aussi des étrangers, mais à qui on “parle” d’une toute autre façon, par une intrusion involontaire sur le pare choc, le pare-brise ou sous les roues. Est-ce entre autres le souvenir d’une camarade de classe au lycée ainsi fauchée par un chauffard qui me pousse à développer la comparaison ?
C’est possible, elle me sert à contextualiser les rapports aux étrangers en général, en y mettant de la lumière sur un autre type de rencontres malencontreuses pour nuancer sans doute un peu, mais sans insister car les situations de dangers (provoqués par la rencontre des étrangers à qui on parle d’une manière ou d’une autre, ou qui parlent en premier) sont d’une valeur inégale, mais toujours vécues avec la peur.
Si dans le cas d’un accident de la route, la sanction peut être immédiatement fatale, elle n’est pas forcément immédiate (ni fatale ni positive) dans le cas de la rencontre d’un étranger.
Mais pour les accidentés de la route, des (graves) ennuis des deux côtés, du chauffeur et de la victime, sont fortement à craindre. Alors que dans le cas des étrangers qui expriment de l’intérêt pour qu’on leur parle, ceux-ci profitent de l’occasion pour mettre la relation surtout à leur avantage. C’est de cela, et à juste titre, que l’on a peur.
Finalement dans les deux cas, tous sont étrangers les uns pour les autres, l’effacement de l’étrangeté de l’étranger se fait progressivement avec le concours de deux côtés.
Si cette dynamique n’est pas impulsée (peu importe qui a eu le premier l’initiative) rien ne se passe ou plutôt ce qui se passe finalement aggrave la situation dans la mesure où on s’enfonce dans l’étrangeté respective qui continue à maintenir la distance. Sous la menace d’une rencontre possible réelle, la mise à distance renforce l’imaginaire qui était déjà bien nourri et qui, désormais est enrichi par les éléments qui proviennent de l’ignorance, cette fois-ci concrètement vécue (il est en face de moi, et je l’ignore). Qui n’a jamais fait ce type d’expérience ?
Le garçon, entouré de toute une bande de copains, s’occupe de la jeune fille en voyage, mais, avec son visage de traviole, il a l’air moche et rien qu’ainsi n’incite pas à la confiance, encore moins aux confidences.
Or la jeune fille, si effrayée au départ, change d’attitude au fil du temps et au fil des rencontres, à force d’écouter et de parler avec des étrangers (au départ tous lui sont inconnus et donc étrangers), change d’attitude ; les gens, qui au début lui paraissaient peu recommandables voire franchement dangereux, pourtant s’occupent d’elle et finalement s’avèrent des gentils gars.
Le garçon grand musclé mais pas beau pour deux pennies, s’avère être un boxeur et ses copains qui l’entourent le soutiennent, car ils l’admirent, la fille va s’y mettre aussi.
C’est pour l’arrière-fond qui comme toujours représente des clichés que l’auteur veut dénoncer et faire adhérer ses lecteurs auditeurs à d’autres clichés, eux d’en face pour les opposer aux précédents qu’il considère nuisibles, à combattre. C’est un peu simpliste et naïf, mais tous les efforts pédagogiques consentis pour faire apprendre la vie aux futurs adultes responsables sont toujours limités aux extrapolations de la vie réelle pour faire comprendre un aspect parmi tant d’autres, sans partie pris démagogique pour autant.
La guerre des clichés ressemble parfois à La guerre des boutons, où les groupes des jeunes de villages voisins bien qu’ils partagent le même banc d’école, s’affrontent en qualité d’étrangers, quoique connus, mais séparés par le désir de ne vouloir rien savoir sur ce que sont ceux d’en face et si l’on ne peut pas les ignorer on passe à l’acte pour montrer qui est légitime.
Et tant mieux, s’il y a de la bagarre dans l’air; on verra qui est plus fort, et tout naturellement logiquement conséquemment, on verra qui a raison et donc qui est dans la vérité, si c’était encore nécessaire de prouver, car on le sait depuis toujours, d’autant plus que celle-ci en aucun cas ne peut être partagée, surtout avec des gens comme cela, et qui, si l’on ne sait pas par quel miracle deviendraient des alliés, en adhérant à la vérité du camps constitué des vainqueurs, ils seraient sans aucun doute devenus pas seulement utiles, mais même sympathiques et probablement on chercherait à se montrer sympathique à leur égard tout en les rendant (enfin!) bons à quelque chose.
L’affrontement souvent prend des tournures bien plus dramatiques ou les résistances sont parfois poussées à leur extrême limite de rupture avec la vie comme solution inévitable. Est-ce pour édulcorer la violence du mot mort que j’emploie le terme de la rupture avec la vie ?
La méfiance à l’égard de l’étranger a une longue histoire dans les relations entre nous et les autres. Souvent sans pouvoir démêler qui a commencé le processus, les facteurs sont tellement multiples. La méfiance se traduit en termes d’isolement réciproque pour enfermer l’autre dans un espace étroitement surveillé, comme un gibier traqué.
Le risque que l’on prend d’aller ailleurs par envie ou par une quelconque autre nécessité extérieure mais à laquelle l’on ne peut pas se dérober, (tous les expatriés et d’autres réfugiés qui ne jouent pas dans la même cour le savent bien) est à la mesure des surprises bonnes et moins bonnes que l’on découvre et qui ajoutent au trésor de l’expérience de la vie, celle de ne pas être capable de rester le même.
Entre ceux que les rencontres enrichissent à bien des égards et ceux qui se font dépouiller, dans les deux cas le changement inévitable (sinon c’est du tourisme plat) n’a pas la même valeur. La vigilance est de mise.
Encore plus que par le passé, dans la société actuelle, sécuriser les périmètres de nos existences est un besoin naturel que l’efficacité technique garantie (traquez les à distance, ils ne vous échapperont pas) et la mise à disposition particulière pour protéger les plus vulnérables n’est pas seulement un devoir, c’est une obligation impérieuse.
D’autant plus que des nouveaux dangers rejoignent les rangs des anciens qui, s’additionnant pour lutter efficacement contre de telles forces présumées ou réellement destructrices, sollicitent des énergies, de l’argent et de l’ingéniosité.
À certains égards tout en étant le plus intime, Dieu est le premier étranger qui soit, un archétype même d’un tout Autre que la compréhension de sa place dans la constellation d’un monde bien humain repère et classe selon les besoins définis par la vision biblique avec laquelle on s’accommode comme on peut, car les interprétations variées concernant son identité sont complémentaires et parfois contradictoires, ce qui permet aux détracteurs d’une vision particulière, ou de l’ensemble de faire leur beurre.
Dieu, tout autre, on va donc le classer, soit dans la catégorie « d’ouvert à tous » (tout le monde est aimé de Dieu et peut être sauvé), soit dans celle destinée « à certains » (la porte qui mène dans le Royaume de Dieu est étroite), soit encore à ceux qui « accueille plus volontiers que d’autres » (Jésus le dit, d’abord j’ai été envoyé aux juifs, ceux de sa race et d’un même destin, celui d’aller là où Dieu le veut).
Jésus était d’abord venu pour les siens qui se sont laissés entraîner par les forces centrifuges les sortant de l’orbite sur lequel gravitait le peuple élu, peuple dont ils faisaient pleinement partie avant de partir ailleurs jusqu’à en devenir des étrangers.
Sans avoir perdu le numéro d’immatriculation présent sur l’ex-listes des recensements, ils ne sont pourtant plus du sérail. Le soupçon de l’impureté de la religion est la raison suffisante pour se méfier de tels étrangers. Cela s’applique à toutes les religions, tous les systèmes politiques…
Si selon la vision des effets du baptême, celui-ci incorpore dans la communauté chrétienne, logiquement entre les chrétiens, il n’y a plus d’étrangers, tout au moins à l’intérieur d’une communauté concrète ou tout le monde sans se connaître se reconnaît, car tous sont à considérer comme des frères à partir du sens spirituel, celui qui découle de la foi.
Pourtant tant de warning s’allument partout pour prévenir des dangers de prédateurs qui, cachés, y compris dans l’Église, sont en embuscade pour saisir l’occasion et capturer leur proie. Le dangereux étranger peut sortir de la vie des intimes.
Les prêtres en sont visés par les faits avérés, dont les statistiques donnent l’idée de l’ampleur du phénomène macabre, du coup la même sanction pour tout le monde, il ne lui est plus possible de rester dans une pièce, seul à seul, avec un enfant ado femme homme…
Ni dans le confessionnal, ni dans la famille, ni ailleurs, lui-même s’autocensure et se plie plus ou moins de bonne grâce aux règles désormais de mise.
Le paradoxe, alors qu’il est le pivot central de la communauté, il est devenu un étranger par excellence, un autre, potentiellement dangereux, donc classé dans la catégorie de ceux qui sont à surveiller de près.
Et même s’il parle, après tout c’est sa mission et donc son droit, mais à qui on ne parle pas, sauf pour des urgences à régler auprès de lui de façon la plus efficace possible, la méfiance étant toujours de mise.
Jusqu’à lui refuser le titre de père (non sans raison biblique et donc spirituelle, mais c’est un autre débat) qu’il lui est malsain de porter, il lui reste à rejoindre la catégorie nouvellement constituée des LGTB (sans oublier le Q qui depuis peu prolonge la liste, sans espoir de la fermer un jour), au moins là, il pourrait s’en donner à cœur joie sinon à convertir, ce dont il sent que dans la quasi-totalité, c’est peine perdue, il aura tout au moins à témoigner auprès de tels étrangers du salut pour tous, ce qu’il désire sincèrement dans sa fulgurance missionnaire, et peu importe ce qu’en pense le Magistère.
D’un excès à l’autre, si l’amplitude est très large, ces deux extrêmes de situations d’étrangeté, celle que représente LGTBQ pour les uns et le prêtres pour les autres, et parfois les deux pour les mêmes, ils ont ceci en commun : d’être porteurs d’une tare originelle ou acquise par osmose, intérêt, facilité, dépit, bonne ou mauvaise chance, avec le numéro d’immatriculation qui commence par les lettres ETR (du être, exister, qui serait encore mieux car du latin « exsistere » sortir de, se manifester, formée de ex -hors, de, (comme anglais ex-it) et sistere -être placé, être debout) suivis des chiffres attribués soit à la naissance (le pauvre, il est né comme cela, ou il est devenu ainsi sûrement pas un abus que l’institution Église a exercé sur lui, heureusement que rien de semblable n’arrive à nous ni aux nôtres), soit plus tard (le choix d’identité sexuel comme source de graves perturbations: voilà ce qui arrive quand on ne fait pas assez attention, c’est la faute à une société permissive sans loi ni toit).
Lors de mon séjour à Chattanooga, j’ai été logé chez un ami, dans son appartement. Très tôt il partait au travail et moi je sortais avant midi pour découvrir les environs.
Dans l’ascenseur, j’ai été regardé de manière très circonspecte, une fois une femme de façon proactive est passé à l’acte, à un interrogatoire, en me demandant où j’habitais.
Dans certaines circonstances on a tous besoin d’être rassuré, comme on le sait, les apparences sont souvent trompeuses, dans l’ascenseur de Chattanooga, mine de rien, j’aurais pu très bien passer pour un type dangereux, pour un suspect potentiel, pour le moins, après tout, tous les fars ouest américain et pas seulement en sont pleins.
C’était encore autre chose à Cracovie, ce qui est arrivé à un ami qui en vacances chez ses parents fut interpellé par la voisine de palier très inquiète d’avoir aperçu dans l’escalier une personne très suspecte, une femme très suspecte, car pas de race blanche, mais une asiatique.
Mais c’est ma femme ! indigné, s’exclama l’homme ! Hélas, la réponse de l’homme a encore ajouté à la suspicion de quelque chose de répugnant, car non seulement elle avait raison de s’inquiéter, et de plus, l’homme avec qui elle parle et qui a l’air tout “propre” sur lui a tout point de vue, finalement ne mérite pas qu’on lui accorde le crédit de quelqu’un de bien, donc de fréquentable. L’étrangeté en fait des étrangers, même chez les siens.
La vieille tradition orientale et pas seulement qui fait que l’on accueille un pèlerin ou un voyageur à bras ouverts se reflète dans la visite de trois voyageurs inconnus que reçoit Abraham, qui plus est, ont annoncé qu’un an plus tard quand ils reviendront, sa femme Sara mettra au monde un fils.
Si l’annonce avait quelque chose d’alléchant, car dans leur vieillesse ils n’espéraient plus avoir de descendance, tout concourait à être méfiant.
Mais Abraham a pris le risque et en fut gratifié, ce qui n’est pas toujours le cas, et parfois on ne se méfie pas assez comme cette paroissienne qui croyant bien faire logeait chez elle un déséquilibré au passé trouble ce qui ne présageait rien de bon pour l’avenir. Violent mais futé, pendant longtemps, il réussissait à parfaitement profiter de la situation, jusqu’au jour où cela a failli très mal se passer.
Adolescent, souvent, je me rendais au lycée en auto-stop, jamais je n’avais songé pouvoir tomber sur un chauffeur qui aurait de mauvaises intentions à mon égard.
A notre époque, l’insouciance à l’égard des pièges de l’enfer est désormais bannie pour toujours et donc à jamais, elle est remplacée par une sécurisation des mouvements et des rencontres, qui eux aussi méritent que l’on les regarde de près pour savoir ce qui avec une telle présence contraignante de la loi en est du développement libre et serein d’une vie qui ne demande qu’à s’épanouir dans de tels cadres, soit ! et même dehors.
La vie de la loi ne cadre pas toujours avec la loi de la vie.