Philippe Torreton
“L’anthologie de la poésie française” (2022).
A quelques jours de Noël, Philippe Torreton est invité par TV5 monde pour présenter son dernier livre.
A vrai dire il n’en est qu’un auteur indirectement, ce qui est le sort de toutes les anthologies, car s’en est une, il en est le rédacteur qui assure le choix. Il l’assure et il l’assume bien évidemment en s’expliquant dans une magnifique introduction qui est consacrée aussi à sa compréhension de la poésie.
Où par exemple il rêve de rues anonymes, mais où les poètes seront à l’honneur. Même dans mes rêves les plus audacieux je n’y ai jamais songé.
Son choix se porte sur des auteurs très divers, connus comme moins connus, et qui ont en commun d’avoir commis quelques rimes au moyen d’un tissage tout aussi savant voire savoureux que spontané des mots.
Pour faire de la poésie, pas besoin de faire de grandes études ou d’être né dans un milieu qui a pour la culture en général et la poésie en particulier une grande estime.
Pour faire de la poésie, il suffit de s’avouer sensible et vulnérable, capable d’un émerveillement qui n’emprisonne pas la liberté de celui qui la pratique, ni en tant que faiseur des mots, ni en tant que celui qui, dans la lecture, de préférence à voix haute, de ce que quelqu’un d’autre a écrit, se mesure avec sa sensibilité et sa vulnérabilité propres.
Celui qui a écrit, il l’a fait dans le silence et la solitude, que seulement le bruissement de papier, docile à une invitation à la rencontre, et le battement de son cœur à l’unisson sont des témoins heureux d’un travail auquel la matière inanimée se soumet à l’invitation d’être animée par celui qui agit sur elle.
L’idée de Philippe Torreton consiste à rassembler dans le même recueil des poèmes d’auteurs connus et inconnus.
Mais plutôt que d’exhumer les grands classiques, ce qui serait synonyme d’aller chercher ce qui est déjà bien connu, Philippe Torreton va à la recherche de ce qu’il considère comme des perles se trouvant à la périphérie de la connaissance commune.
Leurs existences sont connues seulement d’un cercle de spécialistes professionnels ou amateurs, tous amoureux de la poésie, amoureux comme on peut l’être au sens propre du terme.
C’est un travail à la périphérie de la connaissance de la culture française en matière de poésie, mais c’est là que d’après Philippe Torreton se trouve le centre de la vie culturelle dans son ensemble.
Comme d’autres vont chercher des métaux rares, lui, il est parti à la recherche d’une veine, d’un gisement précieux qui n’a pas encore été, à son goût, suffisamment exploré.
Est-ce à l’image de sa vie, lui qui vient de la périphérie d’une ville, Rouen, à laquelle est collée le Petit Quevilly où son père travaille à la station d’essence et sa mère est institutrice.
Il est allé chercher dans les limbes de la culture universelle, des poèmes d’auteurs connus qui dormaient par la décision des promoteurs décidant de les mettre de côté. Mais il est aussi allé à la rencontre de ces illustres inconnus dont il veut honorer la présence et leur apport à l’ensemble de la culture française.
Mais pour Philippe Torreton, afin de bien comprendre l’importance de la poésie en général, il faut aller encore plus loin.
Il faut aller aux origines de l’humanité qui dans l’éveil de sa conscience d’être au milieu d’un environnement tout à la fois où tour à tour beau, difficile à comprendre, dangereux même et pourtant dont émane quelque chose qui ne laisse jamais tranquille ou satisfait.
La poésie en témoigne pour devenir une passerelle entre les besoins et leur satisfaction, entre ce qui se donne à voir et comprendre et ce qui y échappe.
Comme le remarque, avec justesse, Philippe Torreton, cet homme, dès le début de son éveil à la conscience de lui-même et de sa place dans l’univers, a appris à construire de telles passerelles grâce au contact cru avec la nature.
Ce contact étant assuré par les pieds nus, ce qui demande d’être à l’affût de ce qui se passe en dessous et autour pour savoir où on met le pied. Au sens propre d’abord, et au sens figuré après.
C’est presque une complicité dans laquelle l’homme se lie avec la nature pour épouser un destin commun et dont la fine fleur est celle qui en a jailli, la poésie.
Et tant que l’âme humaine s’exprimait par la poésie récitée à voix haute, mieux, chantée par les troubadours forcément itinérants, la poésie était en connexion avec la nature, ce que garantissait les pieds nus des artistes.
Et toutes ses expériences passées s’accumulent dans notre héritage conscient et inconscient. Y chercher la nourriture c’est donner aux sens leur valeur réelle : voir, entendre, sentir, toucher ce qui conduit à la vie et à son émerveillement.
Ce qui m’a frappé le plus dans cette émission sur TV 5 monde, c’est justement toute cette réflexion de Philippe Torreton sur les origines de la poésie où il constate que c’est la nature qui a inventé la poésie.
Pour terminer son propos, il dit que c’est la poésie qui à son tour a inventé Dieu. Je suis sûr, a-t-il ajouté en guise de profession de foi.
Intéressant, car ces trois origines sont en effet à mon avis indissociable. Mais comme dans l’histoire de l’œuf et de la poule, tout raisonnement qui se poursuit en boucle est soumis à une rigoureuse osculation, non seulement des enchaînements entre les différents segments, mais surtout de la raison pour laquelle on décide du point de départ de l’identité dans l’un et pas dans l’autre ou les autres.
Sur le terrain de la logique pure, on pourrait continuer l’énumération de l’enchaînement de cause à effet, en constatant que c’est Dieu qui a créé la nature, qui a créé la poésie, qui a créé Dieu. C’est le parti pris de la Bible.
Avec son histoire sainte qui est bien loin de décrire le meilleur comportement des humains, la poésie de la Bible vient à la rescousse des humains pour distiller dans les interstices de leurs consciences de guerriers et de dominateurs qui finissent par reconnaître une puissance supérieure à la leur ; puissance qui peut leur vouloir du bien au point de les accompagner sur leurs chemins d’infidélité qui riment avec bêtise et médiocrité.
Sur ce chemin d’humanisation par la spiritualité, des hommes de la Bible découvrent les profondeurs d’un cadeau le plus précieux de tous, celui de l’amour que aucun raisonnement ne peut écarter ni sentiment lui faire ombrage.
Le Cantique des Cantiques, ce livre sur l’amour humain avec son ouverture à l’amour divin est bel est bien dans la Bible.
C’est dans la Bible qu’il y a les plus belles pages de poésie, et déjà à ce titre c’est un héritage culturel de l’humanité qui mérite la protection contre l’érosion et l’oubli, comme Philippe Torreton le fait pour la poésie française.
Pour signifier cette suprématie de Dieu le psaume 24 le constate sans ambages : “Au Seigneur appartiennent toute la terre et l’univers, car il a tout créé”.
L’histoire biblique de la création date de l’exil à Babylone qui commence en 586. C’est dans un contexte hostile, que la foi de l’auteur du psaume se trouve interpellée pour être raffermie.
En quelque sorte sa foi est augmentée, dans le même sens que lorsque l’on parle de l’humanité augmentée : quelque chose de nouveau, un certain mieux qui exprime la nature humaine capable de sa propre amélioration.
La foi serait alors, contrairement à ce que l’on prétend dans la pensée unique de l’époque actuelle, l’expression sublime de l’être humain capable de s’élever par l’osmose avec les forces d’en haut, tout en prenant appuis sur la nature physique avec laquelle il tente de vivre dans l’harmonie meilleure possible. Les pieds nus de ses convictions communiquent le lien.
Et pour revenir à l’anthologie, Charles Baudelaire, bien présent dans cette anthologie par des textes peu connus, dans le livre “Fusées (1re partie des journaux intimes)” constate entre autres comme suit :
“Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore Sainte et Divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister. Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.”
Il n’est pas naïf, en considérant dans le même texte :
“Dieu est un scandale, un scandale qui rapporte” et que “le stoïcisme, religion qui n’a qu’un sacrement, – le suicide !”
Malgré son avis bien tranché sur la religion en général, je vois chez Baudelaire une belle manière de rendre hommage à l’indicible de cette existence spirituelle que l’esprit humain dotée d’une agilité intellectuelle, bien que privée de la lumière de la révélation, mais libre de toute entrave idéologique préconçue, puisse produire et assumer.
Cette manière infiniment respectable du possible est caractéristique d’une pensée juive, dont le christianisme se démarque bien qu’avec prudence en constatant que cette “Religion est Sainte et Divine” par l’incarnation du Verbe qui se fait chair.
De la puissance du Verbe à la fécondation de toute parole qui sort de la bouche de Dieu et dont l’homme se fait le porte-parole il n’y a qu’un pas et de là à arriver à la poésie, il y en a un autre.
D’un verbe à l’autre, d’un mot aux mots, laissons-nous bercer, sans nous faire leurrer par la poésie qui est la musique qui creuse le ciel. Ainsi sculpté, le ciel nous deviendra de plus en plus familier, ne déplaise aux détracteurs de sa fausse identité.
Et laissons au ciel de décider s’il existe ou pas, un peu d’humilité ne fera pas de mal à personne. D’où qu’elle ne vienne “la poésie -je cite Torreton- est un peu le kinésithérapeute de la grammaire”. Heureuse la langue et la culture qui sait assouplir les articulations dans sa façon de penser et de s’exprimer.
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Lecture d’un poème de l’anthologie, p.574
François Cheng (Enfin le royaume, Quatrains 2018) :
Nous avons bu tant de rosées,
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brûlée
Nous sait bon gré d’être vivants.
Bonne méditation et bonne année 2023
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“Fusées (1re partie des journaux intimes)”
Charles Baudelaire
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