On le sait, le nouveau virage de l’histoire est déjà notre pain quotidien. Nous nous en nourrissons comme d’un viatique pour une vie nouvelle. Nous essayons de négocier ce virage le mieux possible. L’anticipation a toujours été un facteur prépondérant d’une réussite. Le désenchantement du monde, le livre (1985), ainsi intitulé de Marcel Gauchet (historien et sociologue) fait date. Ce qui à l’époque était considéré comme visionnaire, est aujourd’hui devenu une réalité. Plus de 20 ans plus tard, Le permis de démolir avant de reconstruire d’un journaliste français, est un autre livre emblématique qui marque cette évolution.  

 

Des dé-constructionnismes et d’autres dé-tricotages, ce podcast se veut une méditation fondée sur ces quelques références éclairées par mon expérience de vie durant mon enfance qui préparent, comme chez tout un chacun, à la vie d’adulte et ses défis. Le principal défi est de savoir quoi déconstruire, détricoter, puis pourquoi et comment reconstruire et retricoter. Nous héritons d’un monde préparé par d’autres. Pour nous l’approprier à notre tour, il faut mettre la main à l’ouvrage. A chaque génération, le monde évolue un peu. Parfois cette évolution prend forme d’un changement radical, qui s’opère à la faveur de la redistribution des cartes que représentent le pouvoir de décider et d’agir. 

 

Parmi les changements radicaux se trouvent le passé en ruine. Les ruines que laissent les petites ou grandes guerres, catastrophes naturelles, les petites ou grandes crises socio-économiques sont des témoins malheureux d’un passé plus ou moins révolu. Mais elles servent de matériaux de base pour de nouvelles constructions. Réutiliser dans une nouvelle configuration ce qui est récupérable, cela participe à la chaîne de “l’alimentation de la transition”. 

 

Nombreux sont les exemples en architecture, en construction des bâtiments. On a toujours récupéré des vieilles pierres, briques, colonnes et autres, tout ce qui pouvait servir. Et si on gardait les façades et même les murs extérieurs, on réaménageait l’intérieur. Ainsi certaines chapelles et églises en France par exemple sont transformées en loft. Au dire des promoteurs et passionnés qui s’en occupent, c’est pour préserver le charme du passé et pour donner du charme à l’habitation. Un tel compromis préserve de la démolition totale.

 

Au commencement était une pierre, brique, parpaing, béton armé…. Puis est venue la flèche et la hache, les armures et catapultes, les missiles et les drones pour protéger et conquérir. 

 

Mais aussi au commencement était un mouton, utile lorsqu’il était tendu pour se vêtir et finalement pour le manger. La plus noble fonction qui lui reviendrait, ce serait d’être mangé en qualité d’agneau pascal.

 

Filer de la laine c’est filer une vie douce est agréable pour filer droit vers un monde sécurisé, gardé au chaud, paisible, dans le confort avec le risque de stagnation, où on s’endort sans l’espoir de se réveiller différemment afin de travailler pour un monde nouveau. Dans le repas de l’agneau pascal, c’est tout l’inverse. C’est pour se préparer à l’exode, une sortie on sait d’où, parce que on sait pourquoi, mais on ne sait pas très bien vers où. Tous les exilés du monde, au moment des adieux avec leur proches, ont mangé de cet agneau pascal avant de partir pour un voyage tout sauf facile. Ils participent au détricotage de la vie sociale, la leur et celle des autres, ceux qu’ils vont croiser sur leur route d’exil, en espérant re-tricoter une autre vie, plus paisible et plus prospère. 

 

Dans le détricotage, comme celui d’un pull pour en faire un chandail, la beauté de la nouveauté s’invite au cœur et donne de la joie à l’ouvrage. Mais dans le détricotage du monde, c’est bien plus périlleux. Le monde est sérieusement mis en danger. Sans ce mouton qu’est l’agneau pascal, le monde risque d’être perdu. Le mouton qui, une fois tendu, étant utilement mis à nu, est à présent mis à mort pour être mangé, pour que l’on finisse avec lui une fois pour toutes, pour construire sur l’autel de son sacrifice un nouveau monde. Ruines et mort comme conditions de l’émergence de choses nouvelles. C’est le sens de la Pâque juive et de la Pâque chrétienne. 

 

Les ruines peuvent rester telles qu’elles, on peut s’en servir si besoin pour reconstruire plutôt à côté qu’à la place. En octobre dernier j’ai pu visiter la Cappadoce. J’y ai contemplé les ruines extérieures et intérieures, à la surface de la terre, et dans ses tréfonds, les églises souterraines. Tout à l’abandon. Et les nouveaux quartiers se construisent sur ou à côté, autour. 

 

Le mouton, si on n’a pas le temps de le manger, on le laisse pourrir sur place. Mais si l’on peut, on va le griller pour le rendre pas seulement comestible, mais agréable, le plaisir de la bouche ne se privant de rien.

 

Bienvenu dans le monde moderne qui enchante parce qu’il déchante et qui déchante parce qu’il enchante ; tout dépend de quel côté on se situe et avec quel bout de processus on s’identifie. La différence entre les optimistes et les pessimistes se jauge à leur capacité de garder la lucidité et l’espoir.

 

L’effondrement de la démocratie en Occident et la perte de la sécurité pour la liberté font que le mouton est malgré tout toujours prêt à se laisser tondre, égorger et immoler. La destruction des édifices de stabilité (Notre Dame grillée) et le détricotage des pensées (on ne sait plus à quel saint se vouer) en sont des signes emblématiques. Des concepts, des visions qui, au lieu d’être visionnaires, sont devenus matériel de fossoyeurs pour remplir des fosses d’espoirs et d’élans déçus. Un nouveau monde est en route au moyen de l’humanité augmentée qui accède à une nouvelle phase de son autodétermination.

 

“On assistera donc à un démantèlement progressif mais implacable des institutions politiques de la république… permettant de suspendre la liberté de la presse et de réunion, d’abolir le secret postal, téléphonique et télégraphique, et surtout arrêter 5 000 “traîtres marxistes”…il suffit d’invalider les 81 sièges du parti communiste pour l’obtenir (la majorité).”p. 71

 

C’est dans le livre sur Hitler.

 

On n’aime pas les secrets, et ceux des confessions en particulier, aussi bien sacramentelles que extorqués dans les aveux “libres”.

 

Les codes d’accès ne protègent jamais assez. On peut tout décoder, aucune Enigma n’est inviolable. Tôt ou tard, mais en attendant on n’aime pas les secrets, évidemment, ceux des autres. Les siens, on les garde bien. Finalement, ceux des autres, on ne les abolit pas. On les déplace, même si parfois ils sont difficiles à déloger. Comme des mollusques accrochés aux rochers du fond des mers de leur prétendue liberté qui les environne, nourrit, protège. 

 

Be liquid de la liquid society est une reprise (comme dans les vêtements déchirés) de la vision angélique d’un paradis qui n’est jamais perdu. Il n’est jamais perdu, car il n’a jamais vraiment existé. Le rythme, comme toujours, avec de plus en plus d’insistance, est maintenant donné par la nouvelle génération. C’est une nouvelle fuite en avant pour ne pas être condamné à la stagnation. Et on colmate les fuites avec de telles rustines.

 

Agir quitte à détruire, à détricoter pour faire un chemin cette fois-ci bien orienté, dans le sens de l’histoire, ce n’est pas seulement moderne, c’est surtout vital et chacun y trouve son compte.

 

Pourquoi ne pas faire comme tout le monde, après tout, les moutons de Panurge, obéissant et respectueux de la bonne distance pour faire la queue à la gare de la bonne destinée, souvent de l’ultime destination, n’y ont jamais piétiné que ceux qui s’égarent en voulant aller dans le sens opposé ou de travers.

 

Dans les souvenirs d’enfance je garde celui de ma mère filant la laine d’un mouton unique que l’on avait dans la ferme pour produire des vêtements chauds d’hiver. 

 

Est-ce à cause de la singularité de la présence dans la “basse-cour” de mon enfance d’un tel mouton unique, que j’avais pendant longtemps du mal à comprendre l’image et surtout l’utilité des moutons de Panurge. 

Était-ce possible que ce soit mon mouton 🐑 ainsi démultiplié en un cheptel de 🐑🐑🐑🐑🐑🐑🐑🐑🐑🐑 … ?

 

Et compter les moutons qui sautillaient pour m’endormir n’aidait pas à résoudre l’énigme de Panurge. Non, cela ne pouvait pas être possible, d’autant plus que mon mouton, unique de la ferme, ressemblait drôlement plus à celui en beurré posé sur la table festive pour manger la pâque, que à cette multitude qui à force de s’introduire dans l’imaginaire de l’enfant faisait plutôt peur qu’autre chose.

 

Qu’est-ce que l’on comprend de tous ces tricotages et dé-tricotages quand l’on est enfant ? Ça ne pouvait servir qu’à faire du bien et, même détricoté, ça pouvait continuer à faire du bien.

 

Fort de cette conviction acquise lors de séances de filage de la laine sur le métier à filer (kołowrotek, pour mes compatriotes polonais, mais aussi francophones qui l’auraient oublié), habilement mis en mouvement par le pied posé sur la pédale et la main qui offrait à la bobine des nattes tressés de laine effilochée, je ne pouvais qu’avoir une idée bien positive du mouton et de ses services rendus au maintien de l’espoir d’un printemps nouveau.

 

Détricoter un vieux pull miteux par endroit, cela donnait du travail le soir d’hiver et protégeait la planète terre de la pollution, globalement minime comparé à ce que l’on fait quelques décennies de progrès plus tard, dont d’ailleurs à l’époque je n’avais aucune idée. Ni de pollution, ni de progrès. Tout y étant constant, à l’état naturel, comme l’enfance pouvait être.

 

Aucune pensée nocive ne pouvait naître de cette expérience du mouton unique et pour cela je me considère bien chanceux, protégé de toute sorte d’aigreur qui provoque la mal digestion de tout changement.

 

Pareil pour tous les déconstructionnistes qui ne me font pas peur, dans la mesure où ils permettent de mieux comprendre leur dynamique et essayer de voir la direction. En prendre acte n’est pas synonyme d’acquiescer, mais s’en servir comme d’un point d’appui pour rebondir dans la direction désirée personnellement.

 

Enfant, j’ai vécu aussi en présence d’une forge, qui une fois démolie par mon frère, héritier en chef, pour y construire une maison bien plus grande que celle où je suis né et où nous avons grandi. Cette forge est devenue symbole de la nécessité de forger le caractère tant qu’il est flexible, comme une pièce de métal chauffé à blanc pour devenir un outil.

 

En y revenant comme adulte, j’entendais parfois les échos des bruits métalliques du marteau faisant ses gammes sur l’enclume en prélude et en interlude avant de frapper le fer chauffé à blanc qui prenait docilement la forme désirée par le maréchal ferrant et ses commanditaires. 

 

Dans la ferme de mon enfance, on se servait des outils de travail (labourer, semer, sarcler, récolter, transporter, stocker). On cultivait la terre (blé, colza, pommes de terre, betteraves…). On construisait des bâtiments pour abriter les hommes, les vivres et le bétail. Tout était utile dans un ordre bien soumis à la logique destinée à soutenir la vie.

 

Dans la ferme de ma vie d’adulte, j’ai appris que la ferme des animaux de Georges Orwell était assez proche de celle de mon enfance. Mais elle se distinguait très nettement de la mienne, car dans la ferme d’Orwell, tous y étaient apparemment égaux, pourtant certains étaient plus égaux que d’autres. Alors que dans la mienne chacun était à sa place et personne ne prétendait être égal aux autres. 

 

Sur l’inégalité j’en avais une idée assez précise, idée acceptée car tout était organisée par le divin qui gérait tout cela dans le secret de ses pouvoirs et de ses envies. Et pourtant tout était ordonné à l’égalité vis-à-vis du mouton, et à cause de lui, l’unique, celui transformé en agneau pascal.

 

Mais les animaux de la ferme de Georges qui ressemblent bien sympathiquement aux trois cochons 🐷 des dessins animés pour 2-4 ans (nouf-nouf nif-nif, naf-naf), ont une destinée bien différente. Ils sont voués à s’entre-tuer, tellement la loi de la jungle leur est propre, comme le cochon peut l’être. Est-ce de sa faute ? Lui aussi, a envie d’une vie belle et paisible. 

 

Le Dimanche de la Miséricorde qui est ce deuxième dimanche de Pâques nous donne la clef pour savoir comment déconstruire avant de reconstruire. Avec et pour le bonheur de tous.