Lorsque je me suis lancé dans la lecture du livre sur le premier haut fonctionnaire musulman dans l’administration française, Chérif Mécheri, je n’imaginais pas à quel point l’introduction elle-même, longue et dense en information et surtout donnant à réfléchir, m’attendait au tournant avec sa matière première.
Une introduction riche en matière brute pour la réflexion, telle une mine de houille à extraire et à transformer en source d’énergie, le gaz carbonique en moins. C’est du moins ce que j’espère, ou alors que chacun serait capable de la capturer dans les silos étanches de sa bienveillance.
L’introduction est de Boris Cyrulnik, qui est aussi coauteur du livre avec José Lenzini. On peut la résumer par la réponse à la question : comment se méfier des idées claires. Cyrulnik sait de quoi il parle.
Dans l’introduction, il met en parallèle la vie de Chérif Mécheri, ce Kabyle qui réussit dans l’administration française, avec celle de Maurice Papon qui y fait carrière.
Tous les deux serviteurs d’État, celui de la France, à l’époque de la seconde guerre mondiale. Mais aussi avant et après.
L’un, fidèle serviteur, car ayant toujours obéit, l’autre, tout aussi fidèle, car ayant désobéi.
L’un zélé dans son travail qui le conduit à participer à la mort de 1.700 juifs, l’autre en résistant, par exemple par le refus de fournir la liste de juifs destinés à la déportation.
Si Papon pêche par l’excès de zèle en organisant des rafles des juifs même sans en avoir reçu l’ordre des Allemands (p. 25), Chérif Mécheri fait de la résistance aux ordres, usant de l’esquive comme il peut, et c’est payant, même si les risques qu’il prend sont énormes.
C’est là que se trouve la prime de risque qui fait la différence ; l’assumer, c’est assumer ses responsabilités ayant fait un choix ainsi risqué ; puis il ne reste qu’à prier le ciel pour que le pire soit évité. Pour Jean Moulin avec qui Chérif travaille et donc collabore, même de justesse, ce ne sera pas le cas. Pour Chérif lui-même comme on le verra, ce sera de justesse en effet.
Maurice Papon n’était pas un antisémite, juste un serviteur fidèle prêt à obéir. Obéir à tout ? C’est dans une sorte de postface, à la fin du livre, que Cyrulnik donne la définition de l’obéissance qu’il juge absurde.
Si pour réduire la population on trouvait comme solution de mettre de l’arsenic dans le biberon, obéirait-on ? Et cet exemple qui par sa facture linguistique choque, l’on peut le traduire aisément en l’appliquant à bien des situations de notre monde moderne.
Maurice Papon et Chérif Mécheri se connaissaient-ils ? Rien ne le dit dans le livre, ils se sont “côtoyés” à la même époque dans les couloirs de l’administration de l’État. Tous les deux ont servi. Et comme dans la prière du publicain et du pharisien, l’un a été exaucé et l’autre pas.
Ce qui a fait couler Papon, c’est une enquête journalistique menée, avec des preuves irréfutables, bien à propos dans un contexte préélectoral dans lequel il était engagé. Cela en dit long sur le pouvoir des médias et les jeux d’influence qui s’y exercent. D’ailleurs de ce procès, on a voulu en faire un exemple pour les consciences, “avec une mise en scène… didactique” (p. 18).
Une grave erreur pour Cyrulnik, avis que je ne peux que partager, tellement l’on se trompe dans l’usage de l’exemplarité qui n’est qu’une expression de vengeance déguisée, exercée plus ou moins maladroitement, par ailleurs de façon assumée ou pas.
Papon, toujours fidèle au service d’une idée du pays et de son administration, n’a pas hésité à traverser toutes les composantes de l’échiquier politique de son temps en surfant comme sur une vague qui porte et… qui déporte. Chérif aussi a gravi les échelons de l’administration sous-préfectorale, préfectorale, jusqu’à l’Élysée en tant que conseiller spécial des présidents Auriol et de Gaulle.
Ce qui a failli faire couler Chérif Mécheri, c’est sa fidélité à une certaine idée, non seulement celle de l’État et des obligations à son égard. Mais aussi une certaine idée de lui-même, indissociable de l’autre, ce qui l’empêchait de naviguer à vue au gré de circonstances.
Pour ces raisons, Cyrulnik n’hésite pas à priver Papon de biographie, en constatant qu’il n’en a pas, car celle-ci est remplacée par l’éventuelle description d’une carrière. C’est à contrario pour la raison de l’attitude de Chérif Mécheri qu’il consacre à celui-ci une biographie en bonne et due forme.
C’est le contenu de l’introduction qui devient l’objectif de cette présentation, écrite par l’un des deux auteurs du livre consacré au préfet courage. Dans cette introduction, Cyrulnik se livre à un exercice dans lequel nullement il ne peine.
Sa mission, c’est pister les empreintes digitales personnelles avec leurs apports sociaux culturels, jusqu’à génétiques visibles dans les comportements qui valent les honoraires ou opprobres. Pour arriver à la conclusion de devoir se méfier des idées claires.
Ce sont les idées claires qui conduisent aux idéologies qui engendrent des conflits et les guerres, ce sont les idées claires qui conduisent à l’obéissance aveugle, à la soumission, à l’esclavage.
À moins que ce ne soit l’inverse, me suis-je demandé, et que l’on doit se méfier des idées pas claires. A mon avis on doit se méfier des deux, car chaque fois il y a à rechercher au-delà de l’attitude paresseuse qui peut se contenter de l’un comme de l’autre.
Même si pour Cyrulnik, il est évident que seulement les idées claires sont dangereuses et que la paresse ne concerne que les idées claires. Sans doute il sait de quoi il parle, son expérience des idées claires appliquées à l’idéologie politique est plus que douloureuse, elle est indélébile et à ce titre indéniable.
Cyrulnik sait à quel point dans les idées claires, trop claires (pas dans l’approche technique des sciences qui en a besoin) appliquées à la vie relationnelle relèvent davantage d’une manipulation que d’un souci de clarifier pour rendre plus intelligent et donc plus libre. Bien au contraire.
Cette manipulation, il la déjoua dans une démonstration d’une limpidité où même le soupçon de se méfier des idées claires est balayé d’un revers de main, celui de la logique pure et… de ses limites.
Citons ce passage (p. 31) qui aboutit en conclusion au plaidoyer à charge contre la pensée paresseuse, celle des certitudes.
“Pourrait-on vivre en société sans obéir ? Si chacun pouvait se développer au mieux de ses capacités, il prendrait tellement confiance en lui qu’il arriverait à penser que sa vision du monde est la seule vérité.” C’est déjà magistral, et invite à l’humilité.
Mais la suite est encore plus éblouissante :
“Et dans ce cas, la démocratie en donnant la parole à tout le monde mènerait au chaos social.”
“Par bonheur, s’empresse-t-il à préciser, ce que je viens d’écrire est logique mais faux.”
Et on attend l’explication de savoir en quoi est-ce faux ? Celle-ci vient immédiatement après :
“Le meilleur développement est celui qui n’ignore pas les épreuves et apprend à les surmonter”.
Le meilleur développement humain personnel est un développement relationnel, et c’est toujours éprouvant. Déjà toute expérience ordinaire le prouve.
Les épreuves, me suis-je alors interrogé, comment Jésus les a toutes surmontées ? Par l’obéissance à l’absurde du grotesque de la face hideuse de la mort certaine. Par l’amour crucifié.
Chérif a fait son apprentissage en s’affranchissant de la tutelle paternelle qui voulait en faire un guerrier, et surtout “pas un lettré efféminé”. Au moment de la lecture de l’introduction, je ne comprends pas bien cette assertion, mais je la rapporte car je la trouve emblématique de quelque chose. La lecture du livre dévoile les contours de cet enjeu éducatif ainsi défini par son paternel, de façon bien plus précise.
En effet, elle permet de comprendre le sens de l’éducation donnée à la maison et la valeur de l’engagement mis au centre du courage pour lequel il faut s’exercer dès le plus jeune âge.
Mais tout s’enracine, s’origine même dans la liberté de décider. Et celle d’assumer, l’éducation reçue a marqué le jeune Chérif qui prend du large pour aller étudier en France. Cyrulnik y croit, il y croit encore. Lui qui au travers sa propre vie en a compris les contours, les contours de la liberté unique à chacun.
Le cœur de la liberté, j’en suis persuadé, s’y révèle à chacun en propre. Cyrulnik a compris tout cela par le contraste, en en étant privé, et si durement éprouvé. Enfant, pris dans une rafle, il échappe à la mort par le courage d’une infirmière.
Parti volontairement pour réaliser son rêve de s’accomplir au contact avec une autre culture, Chérif échappe au danger de disgrâce, de peine juridique même, aidé d’un soutien fourni par d’excellentes appréciations de ses supérieurs et de ses administrés. A-t-il aussi bénéficié du soutien de la part des confrères de la loge maçonnique, ni l’introduction, ni le livre n’en disent mot.
L’approche de Cyrulnik est totalement libérée de toute trace de vengeance ou celle de règlement de compte à quelque niveau que ce soit. Loin de lui l’attitude visant à chercher à rendre justice à l’histoire et à ceux qui la composent et composent avec.
Là encore on pourrait se poser la question de savoir qui se joue de qui ? Est-ce l’histoire qui se joue de ceux qui en sont les sujets ou ceux qui la font qui se jouent de l’histoire ? Les morts et les vivants pêle-mêle ; ici cela n’a pas d’importance, tellement tout le monde y est impliqué.
Il a trop donné de sa propre vie pour ne pas se méfier de tous les méfaits des constructions de l’histoire pour être tenté de la détricoter avant d’ingurgiter, puis en tisser la sienne, telle une araignée qui tisse sa toile de la sorte en deux temps. Ce qu’il cherche, c’est, comme nous l’avons déjà constaté, pister plutôt que de traquer.
Pister les serviteurs dociles qui ne doutent jamais de la justesse de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font. Pister aussi les autres qui marchent de l’autre côté de la fidélité. Pour essayer de comprendre de deux côtés ces serviteurs fidèles.
Le mot fidélité n’ayant pas la même résonance, l’approche de ceux qui font partie de sa propre histoire à lui, Cyrulnik, est dénuée de toute esprit de vengeance ou de quelque dédain que ce soit. Le passé l’intéresse juste pour comprendre, et sans aucun doute pour s’en libérer.
Happé par le tourbillon des réflexions que l’introduction a provoqué en moi, je me suis donc arrêté sur cette introduction comme thème en soi. Le livre que je n’ai pas encore lu, au moment où je commence à rédiger ce texte, va sans doute en apporter des preuves de la méfiance à l’égard des idées claires.
Et la lecture factographique de son contenu rendra des évidences claires. Au point de ne pas en douter ? Puisqu’en toute bonne logique, si se méfier des idées claires est vrai pour toutes les idées claires, cela devrait s’appliquer à l’évidence aussi au résultat de toute clarification apportée par ce livre y compris, déjà par son introduction.
Jusqu’où aller dans la déconstruction des idées claires, puisque tout approche de l’histoire, et la biographie en fait partie, n’est qu’une succession des constructions, dont il faudrait en toute bonne logique se méfier.
L’empreinte de Cyrulnik sur la biographie de Chérif Mécheri est évidente, mais cela n’empêche pas l’accès à la déconstruction de la biographie si bien ficelée. Et par ce procédé entrevoir un personnage qui correspond à notre propre construction ainsi obtenue. Par toute cette approche induite dans l’introduction, Cyrulnik y invite même.
Voilà le bagage vagabond d’une approche ainsi complexifiée avec lequel j’aborde ce thème et cette histoire. Histoire d’un homme qui en cache celle d’un autre, toujours le même, et pourtant les deux bien distincts l’un de l’autre. L’histoire de tout homme qui aurait pu être ceci, mais qui finalement s’avère cela, ne s’avère que ceci, ou au contraire n’est que comme cela.
Mais tout ceci et tout cela, on ne les constate qu’à la fin d’une vie, vie singulière, car singulièrement vécue ; pas au début, ni même au milieu, mais à la fin, tout à la fin. Et que les autres en fassent ce qu’ils veulent, cela n’appartient plus à la vie singulière. L’araignée continuera à tisser sa toile.
Est-ce de peur de passer à côté de quelque chose d’important, voire d’essentiel, que cela m’a poussé à accueillir inconsciemment comme moteur de décision pour m’arrêter, pour le moment, à l’introduction ?
C’est sans conteste, la richesse des réflexions qui m’a poussé à en faire un podcast en soi. Sans savoir le contenu du livre, pas encore, sans savoir de quoi sera fait le suivant, ou les suivants.
Car je soupçonne qu’il y aura aisément de la matière pour deux. M’en limiter à trois en tout, fidèle à certaines trilogies déjà pratiquées, c’est de ne pas abuser de la bienveillance du lecteur ou de l’auditeur, ce n’est pas de courir le risque de m’en lasser moi-même non plus.
Mettre deux figures, voire trois, (le troisième étant le sous-préfet Valentin Abeille), pour fournir certaines clés de typologie de comportement entre obéissance et la liberté. (Celle de Cyrulnik vient en arrière-fond).
Il y aurait de quoi remplir des rayons entiers des bibliothèques d’universités et de centres de recherches dédiés à la question de la liberté et de l’obéissance du monde entier pour former à la réflexion sur les bienfaits et les méfaits de la méfiance à l’égard des idées claires.
Cyrulnik s’interroge sur le rapport à l’histoire et la place de la mémoire dans la vie d’une société.
Quand la mémoire antinomique est entretenue au-delà du raisonnable, elle empoisonne la vie sociale des générations futures. Dans les démocraties occidentales ce poison est très visible, car mis en confrontation avec ses contradicteurs. L’obligation de s’y situer tient lieu d’une purge des boyaux de la démocratie, une catharsis intégrée dans le mode d’emploi.
Il y eut une époque où en Europe aussi on enseignait la haine de l’autre, en préparant les garçons à la future guerre. Cyrulnik relate cette époque en quelqu’un bien concerné. C’est dit-il, quand la violence devient une qualité, qu’il y a de quoi se poser des questions de fond sur la bonne santé d’une société.
Le destin de la fratrie de Chérif l’illustre à sa façon, nous verrons cela dans le podcast suivant. La purification de la mémoire empreinte d’une telle violence n’est pas à confondre avec une action manipulatrice à but plutôt moins que clairement défini, car dans les eaux troubles on pêche des poissons que l’on veut attraper. C’est d’une catharsis qu’il est question, rien d’autre.
La démocratie sans doute en a aussi besoin, car en toute évidence la catharsis naturelle qui fait partie de son ADN ne fonctionne pas toujours très bien. Et au lieu de diffuser un tel produit purifiant, se forment des caillots de sang qui bloquent les systèmes d’irrigation du corps social. Au risque d’une avarie majeure.
C’est là, que dans son essence, le christianisme rejoint de telles aspirations. Isaïe chapitre 2, est une preuve sans appel.
“04 De leurs épées, ils forgeront des socs, et de leurs lances, des faucilles. Jamais nation contre nation ne lèvera l’épée ; ils n’apprendront plus la guerre.
05 Venez, maison de Jacob ! Marchons à la lumière du Seigneur.”
Et le chapitre se termine par cette autre invitation :
“22 Cessez de vous appuyer sur l’être humain : sa vie tient à un souffle ; et quelle est sa valeur ?”
Le souffle est ce que l’on a de plus précieux, surtout quand il est divin. Le passage de l’insignifiance au courage se fait dans le souffle et ses inspirations.
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“Chérif Mécheri : Préfet courage sous le gouvernement de Vichy”
de Boris Cyrulnik et José Lenzini
Editions Jacob