Ceci n’est pas un compte rendu, pas plus qu’une promenade touristique sur des lieux visités, ou encore un règlement de comptes avec qui que ce soit, au sujet de quoi que ce soit.

Mais pour savoir ce que c’est vraiment, vous comme moi, il va falloir attendre. Attendre pour savoir comment qualifier ces phrases et leurs mots qui, dans l’ordre voulu par l’auteur, vont être assignés à résidence, dont le voisinage sera préjudiciable à leur raison d’être et même à leur identité profonde.

C’est une sorte de stratégie géolinguistique qui va se déployer tout le long de ce Podcast, avec des incursions dans le passé, où l’histoire personnelle de l’auteur va faire écho au destin collectif du continent et même au-delà. 

 

Décryptage : 

Varsovie n’a pas besoin qu’on la présente, Wars et Sawa se sont rencontrés, se sont plu, sont tombés dans les bras l’un l’autre, ont eu beaucoup d’enfants. De quoi remplir tout une ville, dont les descendants, de génération en génération, devenaient de plus en plus fiers. Au point de vouloir mourir pour elle. Tout y est légendaire ou presque, car les différentes époques ont toujours su entrelarder l’histoire de la ville des combustibles fournis par la légende qui fait partie de l’histoire. 

Comme se plaît à dire un de mes frères, éleveur des cochons à la retraite, il faut les nourrir régulièrement avec de bons aliments pour éviter à ce que la viande ne soit “entrelardée” du gras, ce qui évidemment nuit à la qualité de la viande et, conséquence logique, à la réputation, aux revenus. Tout est question d’argent, diriez-vous, dans tous les cas, tout a un prix pour savoir comment la légende fait une partie intégrante de l’histoire sans pour autant être ce combustible qui nuirait à la bonne réputation de l’histoire.

 

Le prix des CCFM de Varsovie, bien que pas donné, surtout si on vient de loin comme moi (prise en charge assurée par la CCFHK, merci encore et encore), mais il est bien inférieur à ce qu’aurait coûté l’organisation similaire à Los Angeles ou New York, destinations pourtant envisagées, car désirées par quelques-uns, dont moi, qui n’ai pas encore mis les pieds dans ces endroits. Alors que Varsovie, oui, et plusieurs fois, j’y ai même habité durant mes études, juste avant de venir en France.

Communautés Catholique Francophones dans le Monde (CCFM) est une branche de la Conférence des Évêques de France (CEF), organe de la direction de l’Église catholique qui, comme le nom l’indique, s’occupe des Français et d’autres francophones (parfois) en situation d’émigration, économique essentiellement.

Il y a environ 120 communautés sur tous les continents, dont une bonne vingtaine en Asie, mais essentiellement en Europe, surtout en Allemagne. Elles sont diversement structurées, celles qui portent le nom de Saint Louis des Français (Rome, Madrid, Moscou) ou encore celle de Londres, avec leur église en propre, elles sont érigées en paroisses ; pour toutes les autres, un statut de communauté étrangère sous forme d’une aumônerie y est octroyé avec un aumônier, nommé, reconnu par l’évêque du lieu (Hong Kong, Singapour etc.), engagé à temps plein ou partiel, ce qui dépend surtout de la taille de la communauté. 

Tous les ans sont organisées des journées pastorales dont le but semble, vu l’éloignement des uns et des autres et de tous de la France, évident. Ces rassemblements sont motivés par de bonnes raisons pour ne pas céder à la tentation isolationniste ou pire, celle d’une ex-culturation ; les jeunes Français de Hong Kong s’expriment souvent à l’écrit et évidemment à l’oral plus facilement en anglais qu’en français. La francophonie peut être un levier d’une attention de la part, non seulement de l’Église de France, mais surtout de l’État français, si toutefois chacun joue le jeu dans les limites de ses compétences. 

 

***

 

Quel mal m’a-t-il pris d’aller à Hong Kong pour accompagner la CCF locale, moi qui voyais d’un œil un peu suspicieux le fait que les catholiques polonais s’organisent en communautés linguistique à part, souvent en marge de la vie de l’Église locale en France ou ailleurs. Au lieu de s’intégrer comme tout le monde, c’est-à-dire comme moi-même, ce qui ne m’a pas empêché d’accepter la proposition pour vivre cette mission, (le désir du nouveau challenge ?), et avec quel bonheur !

Dans ce temps de disette pour les revenus de plus en plus maigres, la CEF continue à se restructurer, car à la recherche d’économies. Une discussion instructive avec mon homologue de la communauté germanophone qui récemment partageait sur son séjour en Corée du sud où il s’était rendu aux journées pastorales organisées tous les ans pour les aumôniers et laïcs des CC germaniques. Qui paie ? Je lance innocemment. La conférence des Évêques Allemands, j’entends tout simplement. Ce ne serait jamais possible en France, je jubile aigrement, même l’évêque accompagnateur s’est vu refuser le subside de la CEF, heureusement qu’une association qui fonctionne en marge (les amitiés françaises à l’étranger), dont le but n’est vraiment de financer les activités ordinaires du service, est venue à la rescousse. Mais les temps sont durs pour tout le monde ; même les évêques allemands songent à faire des économies. L’avenir risque d’être de plus en plus entrelarde des périodes de disettes de bonne nourriture à bien des niveaux : matériel, spirituel, structurel, opérationnel…, essentiel ?

Les CCFM étant un service bien marginal et donc peu essentiel pour l’ensemble des services des CEF, l’avenir de cette petite structure qui pour l’essentiel repose sur les bénévoles (compétents et dévoués) n’est pas assuré. Et toute la francophonie si chère à la France, surtout dans cette période du déclin de son rayonnement, par la même occasion en prend aussi un coup. À Varsovie, comme ailleurs, bientôt on ne comprendra plus l’expression dans la langue de Molière ou de Gaulle : Varsovie, Paris etc “valent bien une messe”, mais en comparaison avec les enjeux du monde actuel et de la présence chrétienne dedans, c’est bien marginal, tout comme pour savoir qui paie qui, pourvu que les dettes ne pèsent pas trop menaçant de leur poids les épaules des générations à venir s’effondrer.

Et la foi dedans ?

À Varsovie, un jour en semaine nous entrons dans une église de la vieille ville, une messe, une assistance jeune, c’est Saint Anne, l’église des étudiants, presque pleine. Un souvenir surgit, alors étudiant à Varsovie, c’est au pied du mur extérieur de cette église que j’ai été coincé par les services d’ordre composé des camarades d’université, impossible d’aller sur la place de la Victoire dans le secteur assigné par le billet. Mais cela ne nous a (nous étions plusieurs dans le même cas) empêché d’entendre le vibrant appel adressé à Dieu par le célébrant principal en ce jour de la Pentecôte : Que descends l’Esprit, qu’il descende et renouvelle la face de la terre, de cette terre. On a tous compris que le pape Jean-Paul 2 devenait un instrument efficace de la volonté divine de transformer cette terre. 4 juin 1979, le premier voyage du pape “polonsis” dans son pays natal.

Puis, de l’autre côté de la place du palais royal, dans la cathédrale l’assistance plus variée en âge mais aussi nombreuse, de quoi faire pâlir les dorures de Notre-Dame ou celles de Fourvière. 

Nous sommes logés à la maison du pèlerin, ça nous va bien, nous sommes tous homo viator, une belle expression latine pour dire pèlerin sur terre avant l’atterrissage sur la piste céleste. Toute la délégation, une cinquantaine, venue de tous les continents, est absorbée dans un immense bâtiment, construit en 1980, (l’année de mon départ pour la France) pour pouvoir accueillir près de 350 séminaristes de l’époque, rien que pour le diocèse de Varsovie. Séminaire, relogé depuis dans ses vieux murs d’avant dans le centre-ville, accueille actuellement une petite trentaine des candidats au sacerdoce.

Crise de la foi, sans doute, crise des vocations surtout. Dimanche de vocations et même des semaines de prières pour les vocations organisées un peu partout dans le monde (catholique) bien que nécessaire ne suffisent pas pour enrayer la tendance. L’explication, il faut chercher ailleurs. Où ? Peut-être du côté de la crise de l’espérance en termes d’engagement à vie, comme pour les mariages, sans doute en partie. La corrélation entre les deux fait partie des béaba de la sociologie des religions (chrétiennes tout au moins, catholique surtout), essentiellement à cause du célibat. La foi de tout un peuple, “polonais égal catholique”, cette identification fut forgée à coups des marteaux activés par le patriotisme qui embrasait toute la population polonaise au XIX siècle. De là à l’abondance (relative, comme toujours) des vocations au XXs, il n’y avait qu’un pas.

 

Pour la Pologne, XIX s fut un siècle sans et avec ; sans existence politique en tant qu’État et avec les soulèvements à répétition pour rappeler à des “protecteurs” désireux du bien-être de leur nouvelles terres que l’histoire n’est jamais terminée et que les vagues de ses forces mènent parfois au désastre majeur subi par des “protecteurs” eux-mêmes, ce qui s’était produit plusieurs fois au XXe. Rien n’est jamais définitif, même si la stratégie géopolitique de la région, forgée au XVII siècle n’a pas pris une ride, avec des variantes nouvelles elle est toujours en vigueur et les élections américaines qui viennent de désigner le vainqueur préparent le terrain pour la réactiver et lui donner raison.  

La Pologne comme les pays baltes et l’Ukraine sont des entités étatiques qui gênent le déploiement de cette stratégie d’entente entre les grands. Car à long terme, il n’y a que les grands qui compte, l’Europe aurait enfin compris forcée par la politique étrangère du puissant allié, néanmoins protecteur qui dispense ses largesses avec bien de contreparties, qu’il était temps de prendre son destin en main. Mais pour réussir un projet déjà en marche depuis plus d’un demi-siècle, il ne suffit pas de se contenter d’un espace commun garantissant la libre circulation des biens et des personnes. Il lui faut aussi et avant tout savoir pourquoi elle veut être solidaire à l’intérieur, et comment le dire à l’extérieur, une défense commune en faisant partie. 

Le cri au secours, de préférence catholique, si puissamment déchirant les cieux tout le long du XIX et XX siècles, et jusque dans les années qui ont suivi la tragédie de Smolensk en 2010 et l’annexion du Donbass et de la Crimée quelques années plus tard, durant les deux premières décennies du XXI siècle demeurent parfaitement inaudibles en Occident. Car émanant d’une droite catholique “rétrograde”. A la faveur de l’accession de la gauche au pouvoir en automne de 2023, désormais ce cri, même entendu, ne semble pas nécessaire. Il est remplacé par le cri qui incite à la libéralité suivant le modèle : “moi, c’est comme les autres”, mais “surtout moi”. “Chez nous aucun danger”, juste des efforts à faire pour se protéger. Comme ailleurs, la fragmentation politique et économique appelle aux alliances, sans jamais être sûr de leur fiabilité au-delà de celle à court terme. L’histoire ne se répète pas, l’histoire continue.

Ce “surtout moi” qui prime, il peut être individuel ou collectif, dans les situations de disette pour les uns et de prospérité pour les autres. Quand on ne fait rien contre, cette tendance naturelle d’exagérer l’autre et sa situation, devient clivante pour l’opposer à l’autre, aux autres. La grammaire de l’attachement est embrouillée par la grammaire du rattachement, chacune venant d’un autre champ lexical, la première de celui de pouvoir le dire, l’autre de celui de pouvoir le faire. L’attachement en vertu des anciennes alliances (Liban en est un malheureux exemple) est remplacé par le rattachement aux zones d’influences. Et gare aux hésitants trop longtemps. Les zones de no man’s’ land ne seront pas oubliés pour bien longtemps. N’a du reparti que celui qui est “marié à une bonne partie”.

Une fois les journées terminées, après la messe chez les jésuites de la rue Rakowiecka (juste à côté habitait ma prof de sociologie qui a dirigé ma maîtrise, tout en préparant son habilitation, en Pologne un grade universitaire nécessaire pour être habilité à tenir une chaire), je pars pour Cracovie pour baptiser un bébé dans l’église de sainte Anne (aussi, comme à Varsovie “église académique”) où Karol Wojtyła officiait comme aumônier d’étudiants. Après le baptême, les parents m’offrent un livre, dont l’auteur, Annie Ernaux, prix Nobel en littérature en 2022, est distinguée pour l’ensemble de son œuvre littéraire, celle d’une institutrice qui a réussi sa vie intellectuelle, et pour son engagement en tant que féministe. 

En l’apprenant je me suis interrogé sur la constante de ces dernières décennies : pour être lauréat, il faut épouser une cause qui fait bouger les lignes mentales et politiques du monde actuel. Et si on donnait un prix à un auteur pour les qualités littéraires seules, sans que ce soit éminemment progressiste, mais qui est reconnu pour avoir apporté quelque chose de neuf dans la manière d’écrire. Cela a sans doute existait, j’avoue mon ignorance, la question jaillie d’une double réaction celle à l’égard d’une idéologie totalisante incapable d’une autocritique, (mais c’est pour une autre fois) et de façon plus globale, d’une réflexion sur l’efficacité, efficacité dont est aussi attend la noble institution.

Si j’évoque ce cadeau, c’est pour la raison liée à la fois au thème et l’écriture. Les critiques ont salué l’apport de l’auteur à la littérature qui dans son livre autobiographique traite de la question de souffrance engendrée par la pauvreté matérielle couplée d’une déconsidération sociale. Thème traité de façon absolument indispensable pour comprendre une part de chacun d’entre nous (en plein ou en creux). Est à souligner la qualité littéraire d’un récit autobiographique qui se laisse apprécier même dans sa traduction polonaise grâce à un travail remarquable fait par le passeur de sens d’une langue à l’autre. 

Certes, j’aurai préféré le lire en français, mais lire en polonais une histoire qui se déroule en France, ne me gêne aucunement, bien au contraire, c’est un voyage sur les terres françaises que j’effectue dans la version polonaise, la lecture étant faite surtout sur le territoire polonais. Les endroits que je connais en Normandie jusque dans le Val-d’Oise me parlent comme si j’y étais au moment de la lecture. 

Faire une expérience de lecture de la sorte, c’est concéder au regard décalé, celui d’un lecteur qui retrouve la mémoire de la topographie géographique et culturelle du contenu du livre et pourtant qui vient d’une l’expérience personnelle antérieure et qui au présent de la lecture se trouve géographiquement dans cet ailleurs. La mère de l’auteure est placée à la fin de sa vie à l’hôpital de Pontoise, ces funérailles ont été célébrées dans une église de la ville, dont le curé était “gentil”. Oufff ! Même Leclerc y est mentionné, situé sur le territoire de la commune d’Osny où j’ai été jeune curé finissant la thèse. À l’époque, le magasin était situé à l’orée des champs depuis gagnés par la fièvre urbaine, pas loin de l’hôpital en question, mais aussi de la prison du Val d’Oise, située aussi sur la commune d’Osny, tout ceci de l’autre côté de la nationale qui est maintenant la A15. 

Durant les journées à Varsovie, une subtile, inattendue mais pas moins réelle connivence s’imposa, celle de la culture et de l’histoire de la France sur celles de la Pologne. (La lecture du livre a occasionné une superposition inverse). Entendre expliquer l’histoire du pays hôte par un journaliste puis des diplomates français, c’est se voir le plus élégamment possible et sans soupçon d’une volonté contrariante quoi que ce soit dépouiller d’une narrativité à laquelle on tenait finalement encore tant. C’est comme si quelqu’un vous disait, asseyez-vous, maintenant je vais vous expliquer d’où venez-vous et qui êtes-vous, et content de cela vous allez savoir comment vous pouvez nous êtes utiles.   

Le dépouillement de soi jusqu’à la mise à nu ne dure jamais bien longtemps, une fois celui-ci effectué, un vêtement plus décent recouvre la mise à nu de l’histoire. Celui d’une autre projection.

La remarque faite en réaction au terme employé par la guide du musée juif de Varsovie sur la distinction entre nazis et allemands, considérée comme injuste, tout du moins inappropriée de la part de la guide, fut une belle illustration d’un rhabillage en quasi instantané, une fois le dépouillement d’une narration sur laquelle tout le monde s’accorde “pour la paix des ménages” fut effectué de façon aussi inattendue que clairement audible. 

L’habillage de l’histoire (monuments, événements etc.) par l’histoire peut aussi être comparé aux spectacles sons et lumière ou la face extérieure est ainsi devenue « historical fashion », la revue de mode de l’histoire. Et lorsque c’est de l’intérieur, comme à St Eustache l’été dernier, c’est encore plus fascinant de beauté et de messages.  

Dans le dépouillement et l’habillement de l’histoire se joue la vérité des nus, vérité nue érigée en concept sculptée dans la pierre. Vérité sur laquelle personne n’est d’accord, ou alors avec des correctifs parfois allant bien loin, trop loin pour les concernés par l’habillage, sûrement pas assez pour les magasins de mode. Le noyau dur de l’identité polonaise est ceci et celui de l’identité française est cela. Si dans tout cela il y a toujours un peu de vérité, et un peu c’est toujours plus que rien, mais ce n’est pas tout. 

Si on veut insister sur la nécessité d’aller jusqu’au regard analytique, oui, mais ce n’est jamais sans souffrance, comme pour éplucher l’oignon, enlever l’une après l’autre, toutes les couches ou le couper en rondelles, en petit carré etc. Mais si c’est uniquement pour savoir ce qu’il y a dedans, c’est rarement motivant, donc pour en faire quoi ? Pour en refaire l’histoire.

Toute l’histoire et ses porteurs s’habillent en rondelles d’oignon, les séparer, les unes des autres, ça fait picoter les yeux des larmes de joie ou de tristesse. Mais d’étonnement d’abord, d’embarras en suite jusqu’à, couche par couche, allant au cœur de l’oignon. Pour comprendre que celui-ci était partout dans l’oignon et c’est tant que les larmes rejoignent la libération de l’oignon : libération du regard, libération du poids de l’histoire, libération des substances lacrymogènes, libération de la mémoire, jusqu’à l’expulsion des scories que seulement les larmes sachent les bien mariner avant de les confier au béant, la d’où elles sont venues.

N’essayez pas de mettre votre oignon dans l’eau dans l’espoir de faire disparaître l’effet indésirable, même si l’on sait que personne ne veut souffrir pour rien. L’anesthésie fait passer plus facilement le mauvais quart d’heure, mais ne le fait pas éviter, si l’effacement de la mémoire que cela occasionne est salutaire pour le bénéficiaire, dans le cas de la vraie histoire, celle en chair et en os, sans larmes, il n’y a pas histoire, les contes de fées en contiennent aussi, mais à dose homéopathique, bien adaptés à la fragilité des destinateurs. 

Je remercie les narrateurs et les compagnons des journées de Varsovie de m’avoir donné l’occasion de vivre cette expérience.

Occasion parfois un peu présente dans le passé, mais jamais avec une telle évidence, car sur le “lieu du crime”. La première fois que j’avais ressenti ce décalage narratif, c’était lorsque, après la première année passée en France, je suis retourné en 1981 en Pologne dans la maison de mes parents qui habitaient à l’époque en bons retraités chez mon frère. Celui-ci (le même que celui qui veillait sur la pureté d’élevage) avait accueilli en stage d’un an un étudiant français en agronomie. Cet étudiant ramène avec lui à la maison la présence française de première main, moi, après à peine un an passé en France étant un très pâle resucée de cette présence, je me trouve en situation de celui à qui, comme si l’on m’avait volé la primaire de l’”annonce” de la présence de la culture française dans notre famille par mon intermédiaire. Une bonne leçon plutôt que d’humilité, surtout celle de la mise à distance par rapport à mon expérience naissante d’inculturation.

Un autre décalage qui invita aussi à la mise à distance, fut bien plus violent, car concernait l’appréciation de la présence religieuse mise en concurrence par des ecclésiastiques polonais en visite en France, à Paris, avec ce qu’ils apportaient de la Pologne. Le triomphalisme avec sa superbe non dissimulée, car arborée par une pancarte d’évidence qui n’a pas besoin d’une quelconque justification (comme aujourd’hui le wokisme et la théorie du genre) les chiffres additionnés aux convictions tirées du passé glorieux du catholicisme polonais suffisaient. Pour le dialogue c’est pour plus tard, c’est-à-dire déjà dès à présent probablement. À condition que les blessures occasionnées par la dérobade du piédestal sur lequel demeurait immuable durant bien des décennies la bonne conscience de la supériorité naturelle (comme dans la théorie des races chez Gobineau). 

Combien d’enfants au caté, aux sacrements, combien de fidèles aux messes ? Je me souviens de la gêne provoquée au-dedans de moi. Quelle honte de l’avouer, même dans les beaux quartiers du 7eme arrondissement, c’est ridicule. Parlons d’autre chose. Évidemment la réponse ne pouvait qu’être classée dans la catégorie des vaincus, car sans aucune commune mesure avec ce qu’il y avait en Pologne. Attention, un jour, j’osais prophétiser, dans 30 ans, vous aurez les mêmes problèmes. C’était aussi inaudible que l’explosion d’une bombe par les sourds. De fait, le niveau de la pratique dominicale (j’aime le terme de messalisant forgé pour le compte de la sociologie de religion) dans les grandes villes en Pologne est celle de Paris 7ème durant années 1980.

J’ai remarqué trois étapes dans l’évolution de l’attitude polonaise à cet égard.

Après la mise en demeure devant un fait communément avéré de l’influence occidental exercée après la chute du mur de Berlin, une première réponse fut celle d’un constat d’un malheur polonais dû à l’Occident, dont l’influence néfaste s’exerce avec tant de facilité depuis la brèche dans le mur et sa destruction. Puis, a suivi un sursaut dû à l’accession au pouvoir de la droite catholique, pour se rassurer que rien n’est perdu : “enfin nous avons un gouvernement catholique”, comme si c’était le prolongement de la monarchie davidique dans sa résonance magnifiée messianiquement. Durant cette période la conscience commence à percer chez une bonne partie de clergé qui, constatant l’affaiblissement du tissu ecclésial de base, adoptait le profil bas : “être toujours très gentil avec les fidèles”, les comprendre et excuser en presque tout, sauf le péché qui reste à reconnaître pour obtenir la miséricorde par leur intermédiaire. 

Dans ce XXI siècle, ces bons soldats du Christ, résolument bien pacifiques, ressemblent étrangement aux générations occidentales de la même époque, marquées par le désir d’un consensus en toute chose, surtout là où ils ne se sentent pas impliqués, et par la force de chose pas très à l’aise ; une sorte de déresponsabilisation du style, “ce qui compte avant tout c’est d’être gentil”. La phase actuelle se caractérise par la reconnaissance de la situation avec un mea culpa de l’Eglise en chemin, dont on ne connaît encore ni l’ampleur ni l’amplitude avec lesquels cette attitude va se déployer dans le futur proche ou plus lointain.

Ce processus de déchristianisation en accéléré, qui dans sa dernière phase dure en Occident depuis grosso modo plus d’un demi-siècle, se déroule en Pologne sous les yeux ébahis des observateurs concernés dans les rangs de l’Eglise et au-delà, en à peine 10 ans. Mais les premiers indices furent déjà présents lors des derniers visites de Jean-Paul II dans son pays, où il a semblé commencer à perdre de l’audience, vue la réaction des catholiques venus l’écouter faire des catéchèses sur les Dix commandements. Comme si on entendait les athéniens dire à Paul, on t’écoutera une autre fois (Ac17)….

Et si j’en juge d’après la situation de la congrégation de pallotins de ma région en France, dont les membres sont polonais, parfois français, anglais, allemands, mais toujours d’origine polonaise, force est de constater une incapacité structurelle de pouvoir faire face à une telle crise qui autrefois, par ricochet français et maintenant par ricochet polonais, touche doublement l’entité française de ma congrégation. D’une certaine façon et non sans humour, voire ironie, on peut constater que de ce point de vue, la Pologne a rejoint la France, et pour une part, elle peut se considérer un peu égale avec la Fille aînée de l’Eglise, ce que finalement ni l’une ni l’autre n’aime pas trop que l’on le rappelle, ou alors l’une pour en faire un reproche dénué de tout sentiment d’amour fraternel, l’autre criant au scandale de l’anachronisme. 

En quittant Varsovie et Cracovie, de passage à Paris, avant de rentrer à Hong Kong, j’organise deux rencontres pour présenter le nouveau volume de poésie, « Haïkus et d’autres minimes ». Cela se passe comme les autres fois, dans la salle du centre culturel de ma congrégation. Ce centre fut créé par un de mes confrères, p. Sadzik qui, à la suite du concile Vat II, qui invitait au dialogue entre la foi chrétienne et les cultures, a eu une idée de créer un lieu, un espace d’échanges entre la culture ambiante et la religion, que la foi chrétienne invite au dialogue. Là, s’opère une triple superposition de cultures, polonaise et française, à quoi s’ajoute l’expérience hongkongaise, chinoise, asiatique. 

Une fois rentré à Hong Kong, je retrouve la lecture de Quo Vadis offert par un jeune français rencontré à Hong Kong lors de son court séjour, mais très intense du point de vue de sa vie chrétienne que j’ai eu et continue à avoir la joie d’accompagner. La poursuite de lecture n’est pas certaine, le livre est en français, alors que l’auteur Henryk Sienkiewicz l’avait écrit en polonais (prix Nobel de 1905). Si je n’avais pas de mal à lire Annie Érnaux en polonais, tellement tout était limpide en deux “langues”, ce n’est pas la même chose avec l’œuvre romanesque de la fin du XIX siècle (1895) qui traite sur les premières communautés chrétiennes de Rome dont Pierre, durant l’empereur Néron, est le personnage principal. 

Rattrapé par les origines de ma foi, je suis sollicité d’aller bien plus dans les profondeurs de ma conscience humaine et spirituelle. Ce qui suppose de rejoindre directement la facture narrative du livre, tellement plongée dans les tréfonds de l’histoire du peuple qui en quête de son indépendance devient plus catholique que jamais. Cela suppose de traverser les épaisseurs culturelles et psychosomatiques de mon existence.

D’une purification à l’autre, d’un voyage à l’autre, d’un déplacement à l’autre, d’un espoir à l’autre, celui qui un jour se transforme en espérance.

Au moment où j’écris ce dernier paragraphe, un dimanche soir, après avoir célébré la messe pour la communauté japonaise (en anglais), je me relance dans cette réflexion sur l’impact de la culture sur la foi et la nécessité d’en croiser plusieurs pour la nourrir correctement. J’ai prêché sur une expression théologique bien connue de biblistes d’un reste d’Israël, ce petit nombre qui reste fidèle à la religion et surtout à la foi. Le petit nombre qui, du reste, ne connaît pas de frontières. On trouve toujours quelque part des porteurs d’une espérance qui ne déçoit pas. Les CCFM en contiennent partout où elles sont présentes. Cela s’est vu à Varsovie. Il y a de quoi aller peindre la ville en rouge, comme disent les anglophones pour dire faire la fête.