Tellement exceptionnel que je ne pouvais pas résister à l’idée d’en faire un podcast. Ça s’est passé au Lycée français de Hong Kong le 30 mai dernier, lors d’une soirée pluvieuse. Même le chauffeur du taxi a perdu sa boussole.

Un jour, j’ai reçu un mail avec une proposition qui m’a surpris, je me suis même demandé si j’étais la bonne personne à qui ce message s’adressait. J’ai relu le message plus attentivement, et le doute a été dissipé. 

C’est la première fois, que l’on me propose une participation pareille et qui plus est, dans le cadre d’une école laïque, à la française, qui n’a pour autant rien perdu de son caractère ouvert, englobant, incluant, dont une laïcité qui se respecte et qui respecte en est capable, tout au moins quand il s’agit de partager les compétences et surtout l’amour liés à la culture et à la langue françaises. Inattendu pour moi, et surprenant pour certains lycéens et leurs parents ou d’autres adultes qui m’ont reconnu, avec un sourire plein d’attente de savoir comment j’allais remplir mon rôle, sans probablement deviner à quel point j’en étais novice sans aucune expérience à mon actif.

J’avais beau connaître les instructions pour remplir mon rôle, la tâche reste toujours délicate, tout se joue dans la prestation orale, instantanée. Comme pour les candidats. Pour le jury, c’est une autre sorte d’examen, par lequel il lui faut passer ; le jury est aussi noté par le public et même par les participants au concours eux-mêmes. Un jeu de rôles d’un côté et de l’autre. Avec le plus de naturel et de pertinence possible, tant qu’à faire. Avec des notes officielles et des notes officieuses. Même si les enjeux ne sont pas les mêmes, tout le monde est noté.

Je connais les organisateurs et je me suis retrouvé en compagnie de six autres membres du jury, que je connaissais aussi pour la plupart. Est-ce le résultat de mes pérégrinations culturelles ? Journaliste, conférencier, élu, écrivain, prof, tous versés dans les écritures (à ne pas confondre avec “versés dans les Écritures” qui a une bien autre résonance, même si parmi les membres du jury, je ne suis pas le seul à l’être) et dans la prise de parole. 

Les présentations mutuelles, quand nécessaire, complètent des connaissances communes basiques, ou plus approfondies avec certains, dans le style : Bonjour je m’appelle… et moi… Je fais du théâtre et j’écris. Moi aussi, mais pour ce qui est du théâtre, c’est un peu spécial. C’est le théâtre de l’absurde ? J’espère que non ! Alors c’est quoi ? Vous le saurez tout à l’heure. En effet, les présentations officielles suivent avec les diplômes (ils ont trouvé les miens) et les pratiques diverses dans le domaine de la prise de parole et de l’écriture.

Heureusement que les explications antérieures m’ont permis de comprendre le pourquoi du comment du rôle du jury : vous allez collégialement décider quel candidat mériterait le premier prix, puis second et troisième, nous avons même cité un quatrième. Même si tout le monde a reçu une médaille de mérite scolaire, j’aurais suggéré de faire trois derniers prix ex aequo, pour ne laisser personne sur le carreau. Mais je ne sais pas si cela est vraiment une bonne manière de reconnaître de cette façon-là le travail de préparation et la prestation elle-même.

Sept lycéens, pour la plupart en terminale, le bac en cours, quel courage au travail pour relever un tel défi, tous forcent l’admiration. Et cela m’a projeté en arrière de quelque 50 ans plus tôt, lorsque, lycéen moi-même, j’avais à délivrer, sans que ce soit un concours, la présentation d’un sujet en littérature à développer avec les appréciations personnelles livrées officiellement par la prof et officieusement par les camarades de classe. Mes premières prestations orales devant toute la classe, à l’époque où cela ne se faisait pas très souvent. 

C’est une occasion de rendre encore une fois hommage à ma prof de littérature (polonaise) Mme Aurelia (juive rescapée, restée en Pologne, suffisamment rare pour le souligner) qui encourageait ce genre d’exercice, ce qui a aidé plusieurs d’entre nous à être plus à l’aise dans nos futurs métiers et passions respectifs.

Mais comparer un lycée de province (certes le premier fondé en tant que collegium en Pologne, il y a plus de deux siècles) avec un lycée français accueillant des élèves en situation d’expatriation, 50 ans plus tard, c’est faire jouer les sentiments d’appartenance plutôt que de constater où se trouve le véritable incubateur d’excellence. Tout comme les petits enfants, les ados, dans toute leur splendeur d’être teenagers, sont toujours les mêmes. Je me souviens avec précision des sentiments qui m’habitaient lors de mes 17 ans. Suspendu entre le ciel et la terre, en apesanteur entre la gravité des choix de vie (qui passe aussi par l’orientation scolaire) et la légèreté des moyens pour les accomplir. Même si en France et encore plus en Asie, les élèves sont aidés par un système d’éveil à l’orientation, pas encore professionnel mais déjà scolaire, qui pour la plupart des cas, prédétermine, dès l’âge précoce (trop parfois) la vie d’adulte. Les lycéens d’aujourd’hui ont plutôt des idées bien arrêtées (qu’est-ce que vous allez faire comme métier, être diplomate, dommage, vous avez un vrai talent (artistique)). Cependant, comme toujours, les mêmes questions les traversent et ils les accueillent avec des dispositions semblables. 

C’est quoi le sens de ma vie, qu’est-ce que je veux, peux faire de ma vie ? 

Quelle formation pour avoir un métier qui me mettra à l’abris de la “misère” et de la précarité, Beh, oui, mêmes les expatriés sont parfois confrontés à cela, même si souvent mais pas toujours, un matelas d’héritage ou celui de bonnes économies les protègent, ils ne sont pas à l’abris de tels déconvenues. C’est surtout “quand la cime tombe que la fange monte” (J’y reviendrai). 

Dans ce contexte, c’est quoi l’amour, comment vivre autrement qu’à fond, et pourtant avec la peur au ventre. Que faire d’un tourbillon de questions qui virevoltent parfois comme des feuilles mortes de l’été déjà passé (regrets de l’enfance), ou comme des flocons de neige qui recouvrent tout d’une pellicule froide, mais tout au moins momentanément apaisée (regrets dépassés ? de l’avenir) ? Il faut choisir et cela oblige à se laisser cantonner ?

A moins que ce ne soit un parfum de printemps et surtout d’été qui se laisse accueillir par les pissenlits (appelé aussi en polonais miniszek lekarski = petit moine soigneur) à qui, il ne manque ni élégance, ni utilité, ni promesse de vie et qui de plus, est résistant à l’hiver. Mais aussi comment vivre son identité multiple, est-ce vraiment un avantage. Comment je fais, si j’ai besoin de me montrer ou au contraire de cacher mes sentiments, trop précieux pour être exposés aux rires moqueurs ? Comment gérer tout cela ?

Concours d’éloquence. Chaque candidat avait reçu comme devoir de présenter en cinq minutes à l’oral (le texte précédemment écrit était attendu), une réflexion, sous forme d’un discours ou autre (chanson, sketch etc.), mais à partir d’un court extrait d’un poème de Victor Segalen (1878-1919), médecin de la marine française, romancier, poète, ethnographe, sinologue et archéologue. De quoi occuper une relativement courte vie. Une phrase, trois petites lignes pour une idée par ligne. 

“Les cimes tombent,

La fange monte,

Un plat univers s’accomplit.”

Écrites au lendemain de l’armistice de la grande guerre, quelques mois avant sa propre mort, ces trois lignes témoignent de la réflexion par laquelle le poète accompagne les événements douloureux des conflits meurtriers. 

Il n’est pas le seul à entourer de tels nimbes humains les atrocités infligées. Apollinaire, blessé puis mort au front, ainsi que Henri Barbusse, Céline, Alain Fournier, Henri Malherbe, Charles Péguy et tant d’autres. 

Segalen est envoyé au front pour soigner les blessés. Comme le constate l’historien :

“La mobilisation dans les services sanitaires n’entraîne pas toujours le poète à contracter une vocation de témoignage et de mémoire. C’est ainsi que Segalen, envoyé deux mois sur le front belge en mai 1915, puis, à la suite d’une maladie, œuvrant comme médecin militaire à l’hôpital de Brest, reste poétiquement muet sur son expérience auprès des blessés de guerre [37]. L’éclosion du chant reste chez lui suspendue à une élévation de l’être que compromettent les contingences du présent, mais qui autorisent les traces du passé pourvu que ces dernières attestent d’une civilisation étrangère de haute envergure, accessible à l’esprit par l’érudition et la mythification.” 

Prônant le besoin d’un sursaut surhumain, il est proche de Nietzsche, sans pour autant partager toute la vision de ce dernier. Son expérience en Asie, où il est envoyé pour le recrutement de la main-d’œuvre en Chine début 1917, 

« Segalen se montre de plus vulnérable à l’état du pays comme à l’évolution de la Russie, qu’il a traversée en février durant son voyage. Les convulsions de la Chine républicaine, son ouverture au « modernisme » et au « Japonisme [39] », ont raison du rêve d’empire millénariste qui habitait Stèles (1912) et Peintures (1916) ».  

Avec l’avancée de la guerre, l’éloignement de Nietzsche se dessine.

L’historien poursuit : 

« Dans une lettre datée du 3 juin, l’écrivain renvoie dos à dos la Chine et la Russie avant d’envisager la quête intérieure comme seule issue à la déception du réel : « La Chine est l’éternelle chrysalide, plus molle que jamais, toute prête à la putréfaction. Il n’y a plus de papillons possibles. C’est fini. Le reste ne me regarde plus et le présent moment m’indiffère. / La Russie en est d’ailleurs au même point. Nous voici renseignés sur la portée de sa révolution : il n’y en a pas. Les forces décomposantes sont maîtresses. Il faudra, bientôt, regarder strictement au fond de soi [41] ». “ 

Un appel à ne pas passer à côté d’une occasion qui paradoxalement est donnée par les circonstances franchement dramatiques pour tout le monde.

Puis : 

« Comme Segalen n’intériorise jamais mieux son aspiration ontologique qu’au contact d’une culture radicalement autre qu’il ambitionne de prospecter pour se dépasser, il se tourne alors vers le Tibet, dont un ami, Gustave-Charles Toussaint, ravive en lui le désir en lui relatant sa découverte du Toit du Monde et en lui lisant sa traduction d’un manuscrit sacré, Le Dict de Padma. Rêve de remplacement de la Chine impériale, le Tibet stimule aussi l’imagination de Segalen parce qu’il lui apparaît inaccessible après l’échec de deux voyages d’exploration, dont le second, cinq ans après le premier, doit son interruption en août 1914 à la nouvelle de la guerre. » 

Fascination pour l’altérité et le constat d’une impossibilité à la déployer sous forme d’un pont, même suspendu de façon provisoire au-dessus des ravins qui séparent, est un message qui résume sa pensée : 

« J’accepte de monter là-haut si dans les Temps aux rires moqueurs/ On dise que ma chute fut belle [44]. »

Plaire, instruire, émouvoir, depuis Aristote et sans doute bien avant, ces trois interactions sont attendues de la part de l’orateur, par l’auditoire. Le jury doit s’employer à en tenir compte dans les délibérations et décisions.

Instruire et émouvoir sont facilement concevables, un contexte historique du poème appliqué au contexte des jeunes en prestation d’éloquence s’y prête. Mais comment plaire, alors que le sujet est déployé dans un contexte et sur un ton si grave. N’est-ce pas trop, trop lourd est le poids des mots qui génèrent la vision d’un embourbement sans issue, surtout en le montrant au moment de l’armistice qui est un jour de paix et de gloire. Pour les vainqueurs ! Mais les élèves se sont très bien débrouillés. Entre l’introspection qui interroge, l’intelligence qui s’impose, l’art de manier les mots sous forme d’images qui imposent, ou encore en mettant les paroles en musique qu’ils composent, et de l’audace avec le panache à la française qu’ils osent avec professionnalisme, l’acteur britannique à incarner, jusqu’à un manifeste engagé qui se dépose dans les consciences comme un billet doux d’une lettre d’amour à un monde qui pourrait exister, si toutefois le rêve réussit à avoir le dernier mot…. 

Le premier prix fut décerné à la prestation portant sur… la raclette, délivrée comme pizza hot, avec de l’humour manié avec adresse en lien avec des messages graves, du style, si vous voulez comprendre quelque chose à la vie, surtout mangez de la raclette, car c’est ce qui représente le mieux la culture culinaire française et qui s’exporte le plus facilement, pas besoin d’une recette compliquée, dont la finesse des proportions en matière et en temps, et tout dans le bon ordre, rend exquis le plat velouté. 

Ici règne la simplicité qui accompagne la transformation de la matière comestible de dure en molle et même visqueuse pour s’étaler en liquide dense de promesse de goût pour le palais et de remplissage de l’estomac avant de s’écrier, je cale ! 

Ce que l’on appelle savoir manger à satiété. Entre la gourmandise de moines de Rabelais et l’insoutenable légèreté de l’être de Milosz Kundera, le pari est parfaitement réussi. Dommage, elle veut être diplomate, il en faut aussi parmi les artistes. De Lamartine, Chateaubriand, Malraux et De Gaulle, Pompidou, Paul Claudel etc, un kyriel des prédécesseurs qui tracent le chemin de l’esprit avec les calculs (politiques), qui parfois, hélas ! se transforment en cris de cœur, je cale ! Le chemin de la politique est parfois caillouteux, alors que celui de l’artiste ressemble à une steppe sans limites. Sans savoir qui est le plus à “plaindre”.

Lorsque j’étais au séminaire, en formation pour devenir prêtre, le cours sur l’homilétique (l’art de prêcher) se résumait à apprendre à exposer la doctrine et démontrer sa pertinence dans la vie quotidienne. Et pour commencer, plutôt que de plaire, il fallait attirer l’attention (est-ce synonyme, à voir de plus près). Captatio benevolentiae, susciter de l’intérêt en captant l’attention, en engageant la volonté, la bonne volonté. Comme dans les paroles des chansons, gagner l’auditoire en quelques mots, puis partir sur des cieux nouveaux et la terre nouvelle. Sans oublier d’atterrir sur le terrain connu ou nouveau, mais sûr et bienveillant. Tout au moins pour la pensée, qui est accueillie comme plausible, et plaisante parfois, si elle est plaisante tout le temps, c’est là une preuve évidente d’une complaisance.

Les prêtres philippins ou américains racontent souvent des blagues pour commencer même la messe. Les prêtres indiens en prêchant préparent une nourriture extrêmement bien malaxée et facile à absorber. Les palabres des africains, tout en image et en scénographie, peuvent durer, mais le plaisir de les écouter se confond avec celui d’apprendre. Le sérieux des prédicateurs allemands égale celui des popes orthodoxes. Le désir de plaire, donc ne pas heurter, d’attirer, et pas repousser caractérisent depuis peu les prédicateurs polonais, effrayés par la désertification des bancs d’églises. 

Ce sont quelques clichés qui font partie de mes propres expériences. Les blagues chrétiennes sont souvent bien adaptées à cela, même à Hong Kong parfois on s’y prête au jeu. On nous a aussi appris qu’en s’adressant à l’auditoire, il ne fallait pas regarder dans les yeux, mais sur le front car, sans être intimidés, les fidèles se sentent concernés par une telle communication visuelle, ils sentent que l’on s’adresse à eux personnellement, sans pour autant les transpercer du regard (inquisiteur ?) du prédicateur enflammé dont l’emphase n’a d’égale que d’extase.

Captiver, transmettre et faire réagir, c’est le dernier qui est le plus difficile, car si l’émotion est grande au moment de l’écoute, elle est aussi fugitive en se faisant oublier par l’être sensible qui lui permet d’apparaître. Mais il faut revenir sur le réel de la vie, et la vie, chacun la sienne.

Or, dans la liturgie chrétienne, plutôt que distraire et éventuellement émouvoir, l’objectif porte sur transformer. Transformer un auditoire. Mais pour beaucoup, cela rappelle trop les grand-messes du Troisième Reich etc. Albert Camus glisse une pensée comme par inadvertance en méditant en son temps : « Quand la démocratie est malade, le fascisme vient à son chevet. Mais ce n’est pas pour prendre de ses nouvelles. »

Ou est alors ma liberté chérie ? Est-elle vraiment préservée dans les grands concerts des grands artistes, ou dans les stades en chaudron, dont je rêve parfois d’être dans la foule de spectateurs et donc de participer à une collective transformation par les messages d’amour. Un plat univers s’accomplit, sans message d’amour ou même avec. En témoin de l’absurdité qu’il est seul à détecter.

Le poème, comme celui de Segalen sous forme d’une synthèse pour éviter tout débat sur la marche qui mène vers, fait descendre de la cime de sa pensée pour s’embourber dans la fange qui monte alors et remplit le plat univers de sa pellicule visqueuse sur laquelle n’a de prise qu’un suc d’amour et de pardon, ensemble capables de décaper la surface de l’univers et la digérer sans laisser de déchets continuer à nuire à l’écosystème de l’humanité qui se veut bien plus qu’un simple amas de muscles accrochés aux os de la grandeur humaine mise dans la puissance cérébrale. Finalement seule.

Le poème est un pont entre le silence et la prière (dixit RK), le chant est pour permettre à l’âme de l’élever vers le beau, afin qu’elle puisse accueillir le bon (idem). Sans que ce soit un traquenard, la parole ainsi délivrée fait appel à la liberté de conscience. C’est encore elle qui s’invite au concert de la bonne parole que la bonne volonté rejoint et en fait sienne. Pour le bien de tous. Merci aux finalistes du concours d’éloquence et aux organisateurs, au public pour les soutenir et au jury pour les évaluer.