Et pour moi,
Bienvenue à Manille, en escale pour Bacolod.
Bienvenue à Manille, mais sans bagage. J’avais un pressentiment à Hong Kong, l’étiquette portant l’identité de ma valise n’avait pas été fermée, aucune étiquette collée, sans soins habituels. Ce n’est sans doute pas cela qui était à l’origine de la perte de ma valise. J’ai envie d’écrire “la disparition”, comme pour un être vivant, surtout un enfant, avec lequel je me suis identifié, étais-ce moi-même ?
C’est peut-être parce que j’ai objecté, -toujours à Hong Kong-, que le transfert avec la valise à récupérer entre les deux avions m’avait laissé un mauvais souvenir quatre ans plus tôt. J’en doute aussi à cause du doute majeur sur la toute-puissance de ma parole, surtout auprès d’une administration. Mais rien n’est perdu, surtout l’espoir de la retrouver, même à mon arrivée, aux dires de l’hôtesse qui a pris en charge mon cas. Une fois dans l’avion pour Bacolod, j’ai eu un peu plus d’une heure pour être fixé sur mon sort.
En attendant, j’admire le paysage céleste avec les cumulus qui, tels des éponges employées pour suspendre le temps de déversement, retiennent l’eau en état gazeux qui dans un avenir proche prendra forme liquide, et le tableau du peintre éternel qui s’amuse à faire de l’éphémère des cercles diaprés, arc boutés sur l’horizon, sera soldé, ne restera que du bleu-ciel.
En attendant, le soleil se met à nous dévisager d’un côté en se mettant à notre niveau, il transperce l’habitacle pour se déverser en maître souverain sur les ténèbres de l’autre côté, il jette à poignées les éclats de son miroir pour dissiper les ténèbres, et là où ils se cachent, il les emprisonne dans les ombres qui leur offrent un volontaire refuge, jusqu’à l’expulsion certaine, car ce soleil-là ne se couche jamais, il est immobile comme sur les tableaux de Claude Monet ou Andy Warhol.
Certains cumulus, immobiles eux aussi, se prélassent au soleil qui leur offre une beauté lumineuse, alors que d’autres, sans doute trop curieux de voir ailleurs plutôt que se faire voir sous un éclairage lénifiant, filent à toute vitesse, certainement emportés par le vent qui souffle quand il veut et où il veut. Cela ne fait pas peur aux passagers avides d’autres espaces vides.
Bienvenue à Bacolod.
« Comme la rosée imprègne la toison, tu viens habiter chez les hommes » dans les prières du bréviaire, il y a souvent des pépites de pure poésie.
Le psaume 147,17-18 est d’une même teneur :
« Il jette à poignées des glaçons ;
devant ce froid, qui pourrait tenir ?
Il envoie sa parole : survient le dégel ;
Il répand son souffle : les eaux coulent. »
Il y a de quoi méditer sous une chaleur tropicale et la clim outrancière. Et Dieu dans tout cela ? Il y était encore quand les rois craignaient l’enfer (Louis XV), les sciences ont pris le relais des croyances, les normes comportementales ont changé de point de vue et de poids de la gravité. Est-ce pour autant correct que tout soit réglable à la bonne franquette des modélisations scientifiques en cours ? Apparemment non, et même on se tue pour cela ; les humains n’ont jamais renoncé à la velléité de se prendre pour le Tout-Puissant qu’il soit Présent ou Absent d’un côté ou de l’autre.
31 décembre, la nuit d’explosions suivies des cris d’enfants tout excités, de manière inoffensive (bien que les sirènes des Samus et de la police retentissent souvent en ajoutant au vacarme ambiant). Ces explosions rappellent, font penser, imitent des cris d’enfants effrayés sous les feux qui n’ont rien d’artifice. Et les sirènes finissent par se taire impuissantes, tout ce vacarme pour rien, pour si peu, pour la vie. La flexibilité de l’échelle de valeurs ne cesse d’étonner et ajoute au vacarme ambiant, tout est déréliction, plus de frontières entre le jeu et la réalité, réalité que par le jeu on essaie d’apprendre. Jouer aux enfants soldats prépare à devenir soldat, capables de se défendre d’abord, attaquer ensuite. Pas de frontières autre que celle que l’on peut établir entre l’efficacité et l’inefficacité, pour le reste tout est fluide et parfois jusqu’à devenir glaçant.
Faire la fête, c’est pour marquer le changement, pour repartir le cœur et le corps pleins de joyeuses émotions, qui remplissent les réservoirs des précieuses résistances, dont on aura besoin durant la nouvelle année, qui, surtout dans cette zone géographique, sera marquée par les désastres climatiques et sociétaux, comme d’habitude, hélas. Cette zone géographique n’a pas le droit à l’exclusivité dans la compétition aux désastres, mais concentre sur elle un échantillon considérable. Comme d’habitude aussi, pour y faire face, on trouvera des ressources dans la joie et la bonne humeur, avec la devise de base : surtout ne pas se prendre la tête. L’instinct de survie a plusieurs noms, dont celui-ci : passer outre !
Déjà habitué à devoir me départir de mes bagages, je ne nourris aucune animosité à l’égard de qui que ce soit, plutôt je me sens allégé, avec en prime la dispense de devoir choisir que revêtir pour la journée, l’embarras du choix réduit à zéro cède à la tranquillité de non-choix ; que c’est reposant, apaisant, fécond. Et tout le reste perdu est futile. Quand il n’y a que des futilités à vivre on a le choix (on n’y échappera pas) entre prendre cela pour un drame apocalyptique où partir vite vers ceux qui, sans avoir d’autre choix, de la survie ont fait leur fonds de commerce, dans la gestion de laquelle ils tendent à préserver leur dignité, la seule élégance que la nature leur octroie dans sa bonté impartiale pour les revêtir. Dignité à partager, tant qu’il n’est pas encore trop tard pour eux, pour nous…
La communauté pallottine, celle de ma congrégation religieuse SAC Société de l’apostolat catholique), m’accueille à bras ouverts, d’abord ceux d’un novice local qui me retrouve à l’aéroport, puis ceux des confrères indiens responsables de la maison de formation d’une petite quinzaine de candidats, et engagés dans le travail pastoral local en appoint.
A défaut de mon bagage, j’y dépose toute la fatigue de l’année accumulée à la suite des efforts pour et des efforts contre, parfois des efforts contradictoires qui se télescopent sur le même objet : ai-je bien choisi, fait, pensé, ressenti, suivi des intuitions, parfois confondues avec des impulsions plus ou moins contre productives. Sur le macadam de mon âme, je dépose ma vie devant la Sainte Famille fêtée en “grande pompe” liturgiquement et spirituellement dans l’Église catholique ce dernier jour de l’année. Puis le lendemain plus spécialement aux pieds de Notre Dame, Mère de Dieu ; le titre n’a rien de pompeux, juste une immense responsabilité que seulement le liquide amniotique de pur amour peut accueillir, apaiser, nourrir pour repartir.
Heureusement que la clim fonctionne, dans la chambre où je me réfugie, car les autres endroits (la chapelle, la salle à manger, la salle de la communauté) sont des espaces par endroits séparés non pas d’un mur, mais d’une grille, ce qui naturalise le libre échange thermique.
9 janvier 2024 chez Cora
Depuis que je connais ce lieu, une jungle avec piscine, lit et cuisine, en songeant à mon imminent départ, le regret majeur est de ne pas pouvoir voir un autre nénuphar éclore, comme son coéquipier sur la tige voisine qui vient de le faire depuis ce matin, tout fier de chanter avec moi les matines, tout heureux de prendre du large, se laissant caresser aux grès du vent et de ses fringales.
Entouré de chiens, fourmis, guêpes, mouches, serpents et limaces, une patte de poulet dans la piscine à l’entrée (on m’a assuré que c’est accidentel, sans doute apporté par un chien, rien à voir avec quelconque rite vodou local). Bien d’autres m’attendent sans égal, tous volants, rampants, trottant, je les emporte dans la valise portative de mes souvenirs connectés à tous mes sens, même les sandales enchantées comme des cigales me régalent.
Venant d’un voisinage invisible, la musique d’un karaoké cherche sa légitimité dans l’espace sonore de la jungle qui, intriguée par de nouveaux signes sonores de la vie, envoie des messages au loin dans d’autres contrées pour savoir et, finalement dans le message de retour constater, qu’ailleurs c’est pareil. La concurrence d’une autre jungle demande une vigilance particulière et le conseil de sécurité doit être convoqué de toute urgence. Il va falloir que les jungles naturelles se concertent entre elles pour savoir comment gérer une telle ingérence.
24 heures chez Cora, dans leur ferme écologique où le compost est travaillé par les vers, et où l’énergie renouvelable est une priorité. Ils n’y habitent pas, les employés prennent soin des affaires, ce qui leur permet de vivre en ville afin de se consacrer au travail citadin, celui de managers d’une banque que l’épouse avait cofondé en 1994 pour permettre aux paysans d’emprunter de l’argent à taux quasiment zéro pour investir.
Le concept de microfinancement est emprunté à ce qui se pratiquait déjà à cette époque au Bangladesh (dont la fondatrice a reçu le prix Nobel).
Cela me fait penser à l’initiative semblable qui au XIX siècle a vu le jour en Pologne, dans ma région, où un prêtre a fondé une banque dans le même but, une sorte de Crédit Agricole à la polonaise, la banque existe toujours et certains de mes frères y ont leurs comptes. A l’époque du curé fondateur, cette partie de la Pologne était sous l’occupation prussienne et pour faire face à l’expansion économique allemande, il fallait dans un esprit patriotique, aider les paysans polonais à ne pas trop se faire distancer par leur voisin qui achète des terres et désormais cherche à être leur maître.
Au moment de quitter ce lieu, souhaitant ardemment y revenir pour me poser et travailler sans rougir, excepté sous l’effet du soleil dont l’intimité tout en faisant du bien peut générer une certaine gêne, je sais déjà que les journées passées à Bacolod après ne ressembleront pas ou peu à celles déjà passées.
Un de mes objectifs liés à ma présence aux Philippines, à Bacolod et ses environs, était de me reposer. Le faire auprès de la communauté de mes confrères (indiens et philippins) procure une ambiance familiale, dont les bienfaits se décuplent au contact des souvenirs qui surgissent depuis l’enfance. Enfant et adolescent, j’aimais travailler dans la chambre à côté de la cuisine, d’où venaient les bruits des casseroles et les odeurs qui s’y dégageaient pour chatouiller mes narines et remplir d’une espérance savoureuse le ventre, en attendant il fallait remplir le cerveau et ses cases. Le temps ne compte pas, mais seulement l’espace et ce qui l’habite.
Je travaille pour préparer un nouveau volume de poésies, en polonais, certes aux abords de la piscine, le cerveau fonctionne mieux, d’autant plus que chez Cora il n’y a pas de wifi, une bénédiction pour l’espace mental, l’occasion de se dépolluer d’informations et d’images parfois intéressantes mais souvent pas constructives voire nocives, le cortex et le sommeil.
J’aurai aimé prolonger mon séjour chez Cora, mais les confrères avaient un autre plan pour moi, d’aller dans la montagne pour 24 heures de récollection à animer pour les séminaristes. Ils m’ont chargé de l’animation, certes avec une demande préalable d’acceptation de ma part qui ressemblerait davantage à la démarche de politesse que dans l’esprit d’un libre choix. Ils ne se sont pas trompés, cela m’a plu et j’ai été heureux de pouvoir partager mon expérience de pallottin prêtre, humain, tout ce qu’il faut pour faire entrer en résonance le charisme du fondateur avec la vie concrète.
J’ai insisté sur le mot d’ordre de Don Vincenzo Pallotti: « Faites en l’Église tout ce que les autres ne font pas ». Ce prêtre du diocèse de Rome qui dans la première moitié du XIX siècle du haut de sa courte expérience de prêtre “vagabond” sans paroisse, mais pas désœuvré, avait des ressources pour ne pas gaspiller son temps. A l’époque, il n’y avait pas assez de structures diocésaines pour accueillir tous les nouveaux prêtres, Vincenzo était ordonné au titre du patrimoine familial, en d’autres termes le père (commerçant un peu riche, mais pas trop) devait s’engager pour assurer le gîte et couvert à son fiston.
« Faites tout ce que les autres ne font pas ».
Le pallottin est un missionnaire qui doit avoir les yeux grands ouverts sur les situations que le travail pastoral ordinaire du prêtre diocésain ne permet pas (faute de temps et d’attention, déjà bien occupé par ses ouailles dans le travail quotidien.) Le pallottin est quelqu’un qui porte un regard transversal sur les besoins, attentes, et propose des solutions sous forme d’initiatives qu’il peut mener avec l’aide des collaborateurs prêtres, religieux, laïcs, tout baptisé doit avoir une place active dans la mission. C’est un passionné qui part à la recherche des niches pastorales et cherche à les faire fructifier.
Avant l’intervalle chez Cora, j’avais déjà un weekend bien dense derrière moi passé dans la paroisse d’un autre confrère pallottin, trois messes avec homélie (chaque fois différente, j’ai du mal à me répéter), est donc venu le tour d’animer la journée (conférence, confession, messe avec une autre conférence en guise d’homélie, etc). Une belle expérience dans un lieu de formation dont les standards de vie commune sont référencés sur la participation active dans tout ce que la vie communautaire requiert.
J’admire le doigté avec lequel les plus âgés aidaient les plus jeunes à progresser en âge et en sagesse, et surtout j’ai été impressionné par la qualité des formateurs, d’un calme olympien, ni trop prêt ni trop loin, la bonne distance est une qualité majeure dans le travail éducatif.
Quelle est la bonne distance entre deux coqs de combat dont l’élevage est un des principaux revenus de l’île de Negros Occidental ? Ce fut une grande découverte, celle d’un poulailler à ciel ouvert, disposé sur une prairie jonchée de petites huttes, deux plaques métalliques ou en bois… je n’ai pas eu l’esprit de l’identifier. Ce petit toit à même le sol a juste de quoi abriter un coq, mais pas entièrement du bec à la queue. Sauf qu’un coq, tout comme une poule, dort assis, de préférence sur une branche ou une tige quelconque. Or, ici ils sont par terre, attachés à une patte, le périmètre de leur action qui consiste surtout à ramasser les grains est bien délimité, comme celui d’un chien devant sa niche.
Ne pas pouvoir grandir avec d’autres coqs et surtout en présence des poules, cela les frustre-t-il ? Au point d’aiguiser une agressivité qu’ils vont exprimer une fois qu’un autre coq va enfin se trouver dans le périmètre de leur action. Les chiens qui les gardent la nuit font un vacarme qui n’incite pas à une existence apaisée, pas plus que douce ou honorable.
Très cher payé un coq de combat, très beau dans son plumage brun ocre rouge feu comme un toréador qui bombe son torse que serre un gilet brodé pour faire comprendre à l’adversaire qui est le maître et qui ne l’est pas. Sauf que pour les deux coqs, c’est pareil, et bigleux qu’ils sont, pas certain du tout qu’ils apprécient à sa juste valeur la beauté de leur plumage, ni la protection douteuse contre les coups de bec, comme ceux du picador.
« Vous pouvez ouvrir un élevage de coqs de combat et avec 10 vendus vous aurez de quoi financer l’extension du bâtiment pour offrir aux séminaristes des locaux où ils pourront étudier dans de bonnes conditions. » Ma proposition fut passée sous silence, soldée par un sourire d’incrédulité certaine. Peut-être un propriétaire d’élevage, poussé par un sentiment mélangé de fierté et de remords, le ferait à leur place, offrant une somme, le prix du sang non pas d’un seul, mais de tant de gladiateurs des temps modernes.
L’île de Negros est coupée en deux départements Oriental et Occidental, chacun séparé aussi par la langue : Ilonggo, d’un côté, bisaya de l’autre. Pas facile à se comprendre et cela ne favorise pas le mélange de populations.
Suivant les traces de Jean-Paul II en visite à Bacolod en 1981 (peu après son attentat) à l’évêché et en ville, la tour qui lui est dédiée, est sans intérêt.
Nous nous reposons en buvant le kalamansi, ce jus de citron vert qui prépare au décollage et retrouvailles avec le bleu du ciel.
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(Photo : https://www.pallottinemissionphilippines.com/discover)