Tout est parti d’une banale discussion sur la gestion des conflits. Un thème vieux comme le monde. Adam et Eve en savent quelque chose dans leur relation à Dieu par l’intermédiaire du serpent. Les deux frères du premier couple, Caïn et Abel en savent aussi quelque chose par rapport à eux-mêmes, et toujours par rapport à Dieu.
La gestion des conflits dans le couple comme dans la vie sociale en général obéit aux circonstances, et a pour dénominateur commun l’intérêt.
Conflits d’intérêts donc : Je préfère les vacances à Bali à un voyage découverte au Yémen, et ce avec ma famille, mais surtout pas avec la tienne. Conflits de dates, qui est une spécification des conflits d’intérêts : Je suis déjà pris(e) et je ne bougerai pas. Mon conflit de dates peut ne pas être très important pour l’autre. Peut-être que finalement il ne tient pas tant que cela à ma présence. Mais, même pour moi, à la limite. J’aurai pu m’arranger pour me libérer, surtout lorsque je vois l’importance de l’autre proposition. Mais je ne bougerai pas, par principe. Par principe veut souvent dire par sécurité qui m’est plus chère que tout. Qui peut me l’interdire ?
Si mon équilibre risque d’être perturbé par un tel changement, cela prouve ma fragilité que les autres comprendront jusqu’à un certain point. Au-delà, ils finiront par exclure un tel partenaire d’un projet commun, durable ou même momentané. Et moi, m’enfermer encore davantage. Et si les deux partenaires sont dans des postures similaires, chacun se mettra à bouder dans son coin. Le premier qui mettra un terme à cette séparation et à l’isolement qui en découle, aura plus de chances de reconquérir l’espace de sa propre liberté. Dans la mesure ou l’autre demeure amorphe, préoccupé par son “boudoir”, dont il ne semble pas vouloir sortir, et continue à se complaire dans le refus de voir l’autre, la reconquête de mon espace de liberté se fera involontairement au détriment de la liberté de l’autre. Et souvent ça dure.
Ce type de relations est commun à tous les humains. Une telle rupture de lien provoque, là aussi involontairement, bien de compromissions dont il est question plus loin. On navigue entre incertitude et fierté, en s’imaginant que c’est la vraie vie. C’est quoi la vraie vie ? En attendant la réponse, tout en la gardant en arrière-fond, en filigrane, je préfère poursuivre comme suit.
Comment se situer par rapport aux points de vue divergents. Les gommer par intérêt pour un bien supérieur ? Cela semble une des possibilités. C’est ainsi que survivent les couples et les peuples. La sublime gestion des divergences est le secret de chaque personne, de chaque couple, de chaque peuple. A la variété des divergences, correspond la variété des réponses qui obéissent à la même logique, celle de l’intérêt. Dans la logique de gratitude, dans l’amour absolu, vers lequel les deux parties désirent tendre, l’intérêt, rapidement, se transforme en don, en offrande même.
Dans les problèmes et dans les solutions, les éléments de base sont toujours les mêmes. Je les présente uniquement dans le cas des relations les moins sublimées. C’est précisément ce qui m’intéresse d’explorer. Car les situations “d’héroïsme” ont déjà été si bien explorées et pour beaucoup ont déjà vécues. Même si c’est un peu vite dit.
Dans la version la moins sublimée, les éléments de base sont les suivants :
-des objets matériels ou de l’argent et d’autres biens matériels tiennent une place prépondérante,
-la valeur qu’on leur assigne pour maintenir ou même améliorer la position sociale, est la seule chose qui compte,
-l’attitude que l’on va adopter pour obtenir des biens matériels et leur valeur ajoutée qu’est la position sociale : pour y parvenir, je dois être rusé comme un renard, tout en me montrant innocent comme une colombe, tout cela en pensant que le fait de blanchir un renard n’a encore tué personne.
Cela nous introduit dans le vif du sujet. Le rapport entre le compromis et la compromission. Qu’est-ce alors que le compromis, qu’est-ce que la compromission ?
Lors de la discussion sur ce sujet avec un couple culturellement et ethniquement mixte, le recours à la langue anglaise semble convenir dans l’espoir de porter des éclairages recherchés. Lorsque j’ai énoncé la différence entre le compromis et la compromission, sans entrer dans les détails, une sorte de perplexité s’est manifestée chez mes interlocuteurs.
“Compromis et compromission, c’est la même chose, c’est la capacité à s’arranger pour éviter le conflit,” ai-je entendu.
Une définition que j’estime insuffisante. Des compromis comme arrangements. Mais mes interlocuteurs ne voyaient pas la différence avec la compromission autrement que comme résultats d’arrangements. Ce qui est exact, mais pas suffisant. La suite démontre comment.
Avant de revenir à la discussion, je voudrais m’attarder d’abord sur le sens de ces mots compromis, compromission, tels qu’ils sont présentés dans les trois dictionnaires (latin, anglais, français) et sur Internet, consultés pour le compte de ce podcast. Ce sont donc quatre étapes pour comprendre la richesse de ces mots et leur importance. L’importance comparable à celle des métaux rares nécessaires pour fabriquer les semi-conducteurs. Pas ceux des puces de nos ordinateurs et de nos téléphones portables. Mais ceux de la conscience, qui d’ailleurs restera toujours plus ou moins bien éclairée.
Est-ce le sens caché de l’appellation “semi” appliquée aux semi-conducteurs, composé d’un matériau qui a les caractéristiques électriques d’un isolant, semi-conducteurs qui transmettent le courant électrique, même faible et en même temps qui protègent d’interférences. Si je développe cette comparaison, c’est pour souligner cette double caractéristique, isolante et de transmetteur à la fois. Le compromis est comparable au transmetteur et la compromission au manque d’isolement.
- Gaffiot : le mot compromis, compromission vient du latin : compromissum (substantif), compromitto (verbe). Il est composé du prefix com (cum) avec, et de la racine promitto, promettre, (promissio=promesse) garantir, assurer, s’engager mutuellement à se remettre sur une question d’arbitrage d’un tiers, en déposant une caution entre ses mains.
- Oxford English Dictionary : Compromise, an agreement that is reached by each side making concessions. An intermediate state between conflicting alternatives.
La distinction entre compromise et compromising peut donner une ouverture à un autre sens : revealing an embarrassing secret or incriminating secret. Ce que l’on appelle en français des situations compromettantes.
- Littré développe comme suit : Compromis (latin compromissum XIIIs), accord signé par les contractants en vue de délimiter les questions litigieuses à soumettre à la décision des arbitres choisis par eux dans le même acte. Être en compromis, en litige, mettre en compromis, remettre à la décision de…, risquer, compromettre. Dans l’usage général, on dit un compromis pour une transaction. Accord spécial dans le langage politique, lorsque des adversaires se font des concessions.
Puis il donne un autre mot : compromission (compromis, fin XVIIIs) action, parole par laquelle on se compromet.
- Internet est riche en citations qui essentiellement reprennent les significations déjà indiquées. Mais il va plus loin dans les propositions. Ces situations sont sans doute des marqueurs de l’usage de ces mots dans la langue parlée. Citons quelques-unes qui me semblent les plus représentatives, le plus susceptibles de jeter une lumière nouvelle sur la distinction entre compromis et compromission. Il s’agit de la valeur négative de compromission, compromission au sens péjoratif, dans laquelle on transige avec ses opinions, ses principes, sa conscience :
-Nous sommes réunis pour rappeler quelques vérités élémentaires mais fondamentales et qui ne doivent jamais tolérer aucune compromission (Simone Veil, discours prononcé à la remise de prix, Amsterdam, en 2006).
-Je ne perds aucune occasion de me délecter des saillies tragi-comiques de son journal étonnant qui… ne manque aucune hilarante compromission avec la modernité, dont il s’émerveille avec une candeur de midinette pré-adolescente amoureuse d’Olivier Besancenot (F-X Ajavon 2010).
-Acte par lequel, que ce soit par la faiblesse de caractère, par intérêt ou par ambition, on transige sur ses principes, sur ses opinions. Se laisser entraîner à des compromissions. N’accepter aucune compromission. Consentir, être prêt à toutes les compromissions.
Cette dernière citation d’Internet est une définition qui résume les autres descriptions parcellaires. Ce caractère péjoratif n’apparaît pas dans les dictionnaires, sauf chez Littré, tout à la fin. Sont-ils trop tributaires des influences juridiques et marchandes qui prédominent, prédéterminant le sens des mots. Était-ce vrai jusqu’à l’époque récente, où ce mot est apparu dans sa signification péjorative à la fin du XVIII siècle ? Sans doute, le sens péjoratif existait avant l’apparition du mot compromission. Par quel(s) mot(s) ce sens péjoratif était-il porté ?
La Bible parle de l’idolâtrie comme signe d’infidélité qui entraîne des compromissions. Et la ligne entre le permis et le défendu est franchie. En la franchissant, on transige sur ses principes, sur ses opinions.
La Bible est pleine de situations de compromis coupables aux yeux des prophètes qui les dénoncent toujours et sans cesse. C’est la rébellion contre Dieu et la promotion de soi en tant qu’autorité finale qui caractérise une compromission. Pour certains prédicateurs actuels “l’Église est remplie de bébés spirituels qui sont “flottants et emportés à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes, par leur ruse dans les moyens de séduction” (Éphésiens 4,14)”.
Le caractère suggestif de l’image, employée et combinée avec la citation de la Bible, rend particulièrement forte la volonté d’être intransigeante avec les compromissions.
Mais ce sens de rébellion contre Dieu s’est laïcisé. Il n’est plus question de l’employer pour décrire la situation sociale qui n’est plus chrétienne. Dieu est remplacé par la Loi humaine. Traquer toutes sortes d’abus qui poussent à la compromission (dans le domaine financier par exemple) s’accompagne souvent de l’incitation aux compromissions sur d’autres terrains. La sortie des valeurs chrétiennes est alors signée.
Il est facile de dénoncer les compromissions, il est plus difficile de les éviter dans la vie quotidienne. Une bonne éducation humaine, et pour les chrétiens, religieuse, spirituelle peut limiter la casse. Mais elle ne les empêche pas de proliférer. Quel est le baromètre pour mesurer le plus objectivement possible la propension à des compromissions ? Quelle est la place de la liberté et de la fidélité à quoi que ce soit ? Dans un monde sans liberté, il est impossible d’appliquer une valeur péjorative à la compromission.
Dans la soirée, j’y reviens, lors de laquelle nous avons échangé sur la différence entre les compromis et les compromissions, j’ai eu une prise de conscience, que ce podcast tente de relater. Supposons que je m’adresse à la dame au sujet de son mari : Je vois que votre mari n’arrive pas à réfréner son désir de vous dominer en toute chose, en restreignant votre liberté, en étant soupçonneux de tout ce qui vous concerne, la confiance est gravement endommagée. Si vous êtes cette femme, que faites-vous alors ? Si c’est vrai, elle n’a pas besoin d’avoir un tiers pour donner la réponse sans appel : I will fight. Avec les gestes de mains pour illustrer les paroles.
Pour terminer, résumons de la façon suivante.
Le caractère juridique et marchand des compromis et compromissions prédomine dans les mentalités contemporaines, qui ne sont sous quasiment aucune influence des pourvoyeurs de valeurs religieuses ou autres, stables et faciles à identifier.
Probablement la notion juridique et marchande toujours existante (depuis les Romains et bien au-delà), au fil des siècles du christianisme, se poursuit en parallèle aux valeurs chrétiennes. A l’époque chrétienne, le sens juridique et mercantile de la compromission était plus utilisé grâce ou à cause de la mise en garde de son sens péjoratif. Mais les sens juridique et mercantile finalement prévalent, à la faveur de l’évolution sociale, caractérisée par le mouvement de lame de fond de la libération de l’influence chrétienne.
Actuellement, c’est à la compromission au sens péjoratif de faire preuve de son utilité. Ni y a-t-il que la Bible comme source pour la soutenir. Sans doute pas. D’autres sources sont possibles et certaines sont même actives, dont le patriotisme, avec ses grandeurs et ses tragédies.
Puisque tout est alors négociable, tout est aussi compromis, y compris la visibilité de quelques lignes rouges à ne pas franchir, si toutefois l’on désire rester fidèle à une valeur supérieure à la vie quotidienne. Le mot compromission ne semble plus utile, compromis suffit. Et s’il est toujours présent dans le langage courant, ce n’est plus dans le sens péjoratif.
La compromission, suivant cette tendance actuelle, semble prédominante, malgré tous les efforts chrétiens, et est donc à ranger dans le tiroir des choses positives. Des choses dont on voudrait s’entourer. Vider le tiroir des affaires qui ne font pas plaisir, ce n’est pas encore la fin du travail.
Il reste l’immense question de la mission humaniste, et de la mission spirituelle, qui impactent toutes deux le futur de l’humanité.