Certaines personnes ont de curieuses fascinations. Ainsi en est-il de la céramiste Caroline Cheng, directrice de The Potery Workshop, atelier de poterie contemporaine renommé de Hong Kong, qui se passionne pour les « huzi », littéralement les “petits tigres”.
Ne vous méprenez pas sur le sens de « petits tigres », il s’agit bien d’un objet de poterie, fort précieux au demeurant, mais à usage très spécial. Le « huzi » n’est autre qu’un pot de chambre ou, plus précisément, un urinal, destiné à la gent masculine.
Dans l’Antiquité chinoise, s’en servaient autant le pauvre hère de la rue que la plus haute aristocratie, qui en avait fait un objet d’art représentant un tigre pattes repliées, à l’affût, prêt à bondir, la gueule grande ouverte pour accueillir le précieux organe de son maître empereur et soulager son impériale vessie.
Vase de nuit, “yehu”, “huzi”, goguenot ou encore bourdalou
Ce souci de la vie quotidienne ne remonte d’ailleurs pas à un passé lointain, l’industrie sanitaire moderne étant toute récente. Le poète français Théophile Gautier confia même un jour qu’il préférait à son pot de chambre qui lui servait, un pot chinois, semé de dragons et de mandarins, qui ne lui servait pas du tout. N’est-ce pas à ce genre de détails que l’on mesure la sophistication d’une civilisation ? L’humanité est assujettie aux mêmes servitudes, et l’Occident utilisait un objet similaire simplement nommé, comme en chinois, “vase de nuit” (yehu). Si les Chinois avaient le “petit tigre”, version sophistiquée de la chose, les Français avaient le “goguenot” (du nom d’un pot à cidre utilisé en Normandie). Les femmes utilisaient aussi le “bourdalou”, encore plus ambigu, nommé curieusement d’après le nom d’un célèbre prédicateur catholique, et dans le fond duquel était malicieusement peint un œil.
Un “huzi” politique
En Chine, le huzi est toujours fabriqué et utilisé dans les campagnes. Il a même parfois été détourné à des fins politiques par la population qui aime à se gausser des puissants. En 1856, la nomination de Harry Parkes comme consul britannique à Canton, ville où les Anglais avaient posé le pied, provoqua la colère voire la rage des Chinois, qui se vengèrent en modelant des vases de nuit à son effigie.
Ces événements donnèrent à notre potière hongkongaise l’idée d’inviter une trentaine de potiers contemporains chinois et étrangers à donner une version moderne de la chose.
Le résultat, célébré par une exposition il y a quelques années, fut imaginatif. Beaucoup de formes animales : tigres, grenouilles, chats, coqs, la gueule ou le bec grand ouverts, prêts à l’usage. Certains céramistes avaient préféré ménager l’ouverture sur le dos afin, disaient-ils, de rétablir la dignité de l’animal.
Tous ces vases de nuit sont fonctionnels et, égalité des sexes oblige, parfois modulables. Le Canadien Victor Levine a imaginé avec humour un vase familial à plusieurs entrées. Le plus astucieux, le Hongkongais Chris Lo, s’est inspiré d’une boule de bowling que l’on tient en glissant ses doigts dans des empreintes creusées dans l’argile, et munie d’un petit col et d’un capuchon. La vulgarité est absente de ces objets décorés avec raffinement qui peuvent trôner en tout honneur sur l’étagère de votre salon. Beaucoup sont d’ailleurs très anciens et se retrouvent dans les vitrines de musées. On peut d’ailleurs espérer qu’ils servent un jour d’inspiration pour moderniser les urinaux ennuyeux en usage dans les hôpitaux. Voilà donc un objet démocratique devant lequel tous les hommes sont égaux, comme le rappelle le grand dramaturge Jean Racine, qui, dans une lettre au poète Jean de La Fontaine conte l’une de ses mésaventures :
J’avais commencé dès Lyon à ne plus guère entendre le langage du pays et à n’être plus intelligible moi-même. Ce malheur s’accrut à Valence, et Dieu voulut qu’ayant demandé à une servante un pot de chambre, elle mît un réchaud sous mon lit. Vous pouvez imaginer ce qui peut arriver à un homme endormi qui se sert d’un réchaud dans ses nécessités de nuit.”
Gérard Henry
(Photo ©Hermann Luyken/CC)
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