Il y a deux semaines j’ai présenté le fanatisme religieux. Aujourd’hui, en prolongement de celui-ci je voudrai m’atteler à un sujet qui me semble connexe, celui du fatalisme. Avec ses dérivées comme fatal, fatalement, fatalité. Le mot vient du latin fatum, destin, ce qui doit arriver, quelque chose de négatif, menaçant, qui est inévitable, ce à quoi l’on ne peut échapper.
Le fanatisme a quelque chose de fatal, d’inévitable, il se développe dans les écosystèmes que certains courants idéologiques voire théologiques peuvent produire. Le fanatisme dans son expression brute, en lui-même, est sans aucun doute fatal. Et avec cette fatalité il arrose alentour, pour marquer son territoire comme le fait par exemple un chien, pour ainsi marquer un espace de sa propriété, au besoin en faisant peur. Cette peur, que peut-on en faire ? Le fatalisme, à sa façon, peut apprivoiser la peur, c’est un dérivatif puissant qui permet de survivre en attendant le moment fatal.
Cependant toutes les fatalités ne conduisent pas au fanatisme. Pas plus que, comme l’on a pu voir précédemment, que tous les agnosticismes ne conduisent pas fatalement au fanatisme. Il y a des fatalités paisibles qui ne dérangent personne et n’attirent aucun spot publicitaire des médias. Le fatalisme peut dormir fatalement dans un état léthargique superficiel ou profond, et peu importe sa durée.
Et c’est seulement lorsque quelqu’un vient de troubler un tel sommeil que le fatalisme, ainsi arraché à son hibernation de conscience, peut se transformer en fanatisme qui, lui aussi, dormait sous la couette de son destin. Le fatalisme et le fanatisme poursuivent le même destin, désigné sous le vocable d’inévitable. Même si leur origine est commune, car enracinée dans la peur. La peur refoulée pour le fatalisme et la peur exprimée dans le fanatisme.
Dans les deux cas, il y a de la violence. Pour le fatalisme, cette violence est tournée vers l’intérieur de soi en vue d’en faire diminuer jusqu’à en faire disparaître la charge ; sinon constater l’absence de l’enregistrement de sa présence. Pour le fanatisme, il faut que cela explose, quitte à emporter non seulement la vie des autres, mais également à l’occasion celle de l’auto-sacrificateur de la cause.
Au sujet de cette collusion entre le fanatisme et le fatalisme, un souvenir personnel. S’est fichée dans ma mémoire cette scène quelque part en Asie. En compagnie de quelques femmes occidentales, agissant dans les cadres d’une association, nous rendions visite à une famille dont le bébé était dans un état très faible .
Sa mère biologique étant morte en couche, la marâtre refuse de nourrir le bébé. Il doit mourir, son karma n’est pas bon, il sent la mort de sa mère. Le verdict est sans appel. Rien n’y fait, ni le père, ni les responsables locaux de l’association, personne ne bouge pour faire changer le cours fatal des choses qui est en train de se dessiner pour le bébé. Tout le monde fait la sourde oreille, comme s’il y avait un mur invisible, mais pas moins infranchissable. Je commence alors à comprendre la profondeur et l’étendue du problème.
C’est une sorte de fatwa fatale qui fut proférée et elle n’a rien d’un avis, elle tient lieu de décision. Le biberon préparé sera refusé avec violence, l’enfant fatalement va mourir, mais pas grave, la réincarnation supplée au fatalisme des conditions de vie. Et cela ramène aussi de la paix sociale.
L’instant fatal, l’heure fatale et la barque fatale, c’est de ces trois qu’est composé le paysage du fatalisme garni de ses jardins secrets. Et dans l’exemple cité, ces trois se produisent pratiquement en même temps. C’est un fait plutôt rare, car d’ordinaire on peut séparer les deux premiers de façon à les voir s’étaler dans le temps, couvrant ainsi la totalité de la durée d’une vie.
Le mauvais concours des circonstances dans le cas de l’instant fatal, la fin de vie dans le cas de l’heure fatale, et la suite comme conséquence est réservée à la barque toute aussi fatale.
C’est elle, la barque fatale selon Littré qui emportait les âmes des morts pour traverser l’Achéron et se laisser entrer dans les enfers. Mais avant, il fallait passer par un mauvais quart d’heure qui réunit l’instant fatal et l’heure fatale, mais qui, comme on l’a signalé, ne sont pas forcément intimement liés l’un à l’autre.
Si l’heure fatale ne se produit en principe qu’une seule fois, l’instant fatal a le loisir, comparable à celui d’un virus, de se reproduire à souhait en servant copieusement la pauvre humanité qui frémit sous nos yeux avant de gésir tôt ou tard sous les décombres fatals.
Laissons de côté la barque du fatalisme qui emporte sur les eaux du fleuve de l’enfer, dans les au-delàs de ce monde. Le fatalisme est une attitude qui détermine le cours de l’histoire humaine, personnelle, chacun pour soi et le monde entier dans son ensemble. Mais on pourrait dire exactement la même chose du fanatisme.
Le fatalisme peut être conditionné par des raisons religieuses (encore !), mais pas uniquement. Ce conditionnement conduit à adopter une attitude d’acceptation de ce qui vient, comme cela se présente.
Est-ce alors du fatalisme que de se soumettre passivement à la volonté de Dieu ? Oui, le quiétisme est combattu comme une hérésie, le fatalisme n’est pas une vertu chrétienne. La foi chrétienne cherche à distinguer entre l’inévitable et le fatal. L’inévitable est inscrit dans le processus de la vie, mais le chrétien essaie d’éviter la résignation qui alimente le fatalisme.
Subir plutôt que résister, le vieillissement est un phénomène irréversible qui est suivi de la mort, on dirait fatalement, bien qu’elle ne soit pas toujours fatale. La mort peut être aussi considérée comme une délivrance représentant une issue inversement proportionnelle entre le fatalisme et l’inévitable.
D’une fatalité, la mort se transforme en solution, pas seulement possible, mais bien qu’inévitable cependant acceptable. Dans cette perspective, une telle attitude constitue un gain incontestable surtout pour ceux qui ne succombent pas, le gain dont ils gratifient les morts au profit de leur propre usage.
Une fatalité en cache une autre, même si ceci se fait dans un jeu de retournement de la situation de négative en positive, mais obtenue “fatalement” pour ne pas dire inévitablement aussi, pour s’en sortir de ce cercle de fatalité. La mort fatale est gratifiée d’un aspect positif du genre : il ne souffre plus, il fallait qu’un jour cela s’arrête.
Une chose est de constater que toute vie a un terme. Une autre d’en faire le lieu, inconsciemment bien évidemment, d’un règlement de compte avec les faiblesses humaines de ceux qui restent. Et même s’il est tout à fait normal de pouvoir exprimer une telle faiblesse, ce qui est moins normal c’est d’en charger les morts. Ces souffrances nous ont marqués et ébranlés, c’était insupportable pour nous. Certes, personne de normalement constitué n’a la vocation au sadisme. Comment s’en sortir de cette fatalité ?
Face à une telle fatalité, il y a, pense-t-on, un seul remède. Ce remède c’est le libre arbitre, c’est ce que suggère la philosophie des Lumières. Mais déjà pour qu’un libre arbitre puisse s’exercer, il faut deux conditions indispensables : la liberté et le choix. La liberté de choisir en résulte, mais cette liberté est déjà le résultat d’une action grâce à laquelle ou plutôt dans laquelle elle s’exprime.
Et dans une posture grotesque, la liberté de mourir consisterait d’user d’un libre arbitre pour provoquer la mort. Cela s’appelle le suicide qui en allemand par le mot composite selbsmordendenke, pensée suicidaire, définie le terrain pour la vieille méthode de le faire, et qui en japonais s’appellera un harakiri pour désigner le modus oparandi.
Où se trouve alors le fatalisme, puisque le vouloir y échapper par le libre arbitre ne conduit pas à s’en débarrasser ? Il a choisi son destin, dans cet aveu de fatalisme aux contours de la résignation, il y a comme un laisser partir avec les regrets de voir l’autre partir et avec l’aveu de ne pouvoir rien faire contre.
Certes, avant que la liberté puisse agir, il faut un choix entre deux ou plusieurs solutions. Et quand il y en a plusieurs, cela complique l’exercice de la liberté.
Aimer une seule personne, de façon exclusive, c’est avoir fait le choix entre celle-ci et toutes les autres. Pour les votes c’est pareil. D’ailleurs certains pays comme la France appliquent la règle de deux tours, le second étant entre deux candidats entre qui doivent se partager les voix. On finit par un choix binaire, dans une conscience qui essaie simplement de résoudre le problème en indiquant que fatalement il y a le mal d’un côté et le bien de l’autre.
Or la bioéthique chrétienne se propose d’adopter un système trinaire comme moyen de résister au fatalisme. Celui qui intègre le discernement et son opacité. C’est un long et parfois compliqué processus au cours duquel la conscience fait un choix en se référant à la valeur de la vie telle qu’elle est perçue dans la vision biblique. Sans jamais savoir si ce choix est bon ou mauvais, c’est l’amour qui devient le seul critère pour échapper au fatalisme.
Aimer plusieurs personnes à la fois sans pouvoir choisir entre elles, c’est pourrait-on constater avec un brin d’ironie autrement fatal que de s’attacher à l’une exclusivement. Donc même le libre arbitre n’évite pas le fatalisme. L’ironie du sort nous guette au tournant de toutes les pensées, jusqu’à nos convulsions d’esprit.
L’amour comme solution, cela peut ressembler à une provocation, car des amours fatals la vie humaine en est pleine. Le vrai amour n’est jamais fatal, celui qui est certes attachant, mais laisse toujours totalement libre. Cet amour-là n’est pas d’une semence humaine, il est d’une essence divine.
Le “Aime et fais ce que tu veux” de Saint Augustin, est une invitation à avancer au large sans risquer de se noyer dans les tourments de tous les fatalismes. Même si dans l’amour tout n’est pas compris, fatalement, plutôt inévitablement, car l’amour met face au mystère de la vie, mais tout y est libre. C’est par la liberté dans l’amour que l’on échappe au fatalisme. Enfin tout au moins dans les principes.
Bonne méditation, ‘Fatalement’ vôtre