C’est un sujet lourd et léger à la fois, comme Charlie-Hebdo qui est un des journaux satiriques spécialisés dans la dénonciation de tout genre par la caricature et le sarcasme, évidemment. Là où l’irrévérencieux tient la place centrale dans le dispositif moral de la feuille de route.
Est-ce que l’on peut rire de tout et sans aucune restriction ? Liberté d’expression comme moyen de l’expression de la liberté. Qu’est-ce qui prime : l’expression ou la liberté et où on les constate, l’une et l’autre, ensemble ou séparément? Quelles sont les qualités requises pour en user avec justesse? Que veut dire la justesse ? Quel rapport à la liberté et à la sensibilité, celles des auteurs et celles des lecteurs?
En voici un cocktail composé de tels sujets adjacents (que l’on pourrait d’ailleurs facilement enrichir), cocktail qui permet de servir pêle-mêle le développement qui suit. Pour aboutir tout de même à une conclusion qui est celle de dire que c’est grave, et que l’on ne peut pas rester là où on est actuellement. Il faut que ça bouge, dans le bon sens supposé, mais que veut dire, dans le bon sens?
Une orientation comme sortie de crise ou plutôt une proposition d’orientation pour traverser la crise. Si l’on prend le sens originel du mot dans son étymologie grecque, crise veut dire un changement pour un mieux, en vue d’une croissance. On espère qu’il n’y a que des gagnants et que personne ne se sente lésé, perdant. Alors que pour le moment, il y a pléthore de perdus qui tournent en rond. Mais quand ils pensent avancer, ils semblent le faire sans boussole. Où alors avec une boussole qui ne tient pas compte d’azimuts constitués du bien commun de l’humanité? En attendant, ils sont déboussolés et désorientés, nous entraînant dans leur tourbillon dont le caractère viral attend toujours des remèdes sous forme d’anticorps capables de résister efficacement aux assauts d’un tel intrus.
Un ancien de l’équipe Charlie Hebdo livre ses souvenirs (Libération 1 octobre 2020). “L’oeil mi clos et la gueule entr’ouverte, prêts à déchiqueter tout ce qui passe à leur portée, à le dénoncer, à en rire”. Autant de hargne et de mémoire sensible, que de farce et de délicatesse, c’est lourd et léger. C’est ainsi qu’un journaliste perçoit et sent l’humour décapant des caricaturistes français.
La caricature n’est pas l’apanage purement français, les anglo-saxons en ont aussi l’ art de s’exprimer par des caricatures qui ne laissent personne insensible. Sur 85 titres des magazines spécialisés dans l’humour caricatural (désolé pour le pléonasme) 27 sont actuellement en cours de publication. Les pays où il y a eu les plus de magazines satiriques édités sont l’Allemagne et la France, suivi des USA et de Pologne. La France et les USA connaissent le nombre le plus important de titres en cours. Alors que la Pologne qui est le lieu de l’apparition de l’un des plus anciens journaux satiriques au monde (début XIX s.) n’en publie actuellement aucun.
La caricature, au fil des décennies du XX siècle, est devenue une illustration ordinaire des journaux et magazines du monde entier. Elle s’est libérée des Comics et journaux satiriques présents aussi à l’Est, à l’époque communiste de l’Union Soviétique avec Krokodil, et Szpilki et Karuzela polonaises. Pour se populariser devenant le pain quotidien qui nourrit l’œil et donne à la conscience de pouvoir s’enrichir de telles prises de vues sur le monde, ce qui à la fois déforme et informe, formate toujours et fait réagir.
“Les fauves sont aussi des sauriens”, ces reptiliens qui lézardent les murs séparant le sérieux du franchement pas sérieux, du grave du léger, et qui s’y complaisent. Donc ils lézardent tout ce qu’ils trouvent sous la main et surtout sous la dent pour l’attraper, le croquer et en faire des croquis. Ils sont à la fois les indicateurs, dénonciateurs de bien des lézardements sur les murs de la bonne conscience du monde. Cette façade qui ne veut aucunement perdre la face, tel un mauvais perdant qui s’y accroche quitte à la maquiller en bonne et due forme.
Tous ces dénonciateurs ont besoin des panneaux solaires, des murs chauffants et chauffés pour capter la chaleur d’une présence à intégrer et digérer. Ce sont eux, les murs chauffants qui fournissent aux auteurs gîte et couvert, pour le gîte le travail passionnant, le couvert pour quelques retombées, rarement bien sonnantes et encore moins trébuchantes.
Charlie, poursuit notre journaliste, est au centre d’une culture cultivée depuis plus de quarante ans: “anticolonialisme, anticléricalisme, libération des mœurs, cause animale, écologie, féminisme”, tout ce que les autres ne font pas ou alors font si mal, ou plutôt trop bien pour ne pas être épinglés.
Tout le monde y passe, les puissants mais aussi les faibles, quand ils engendrent des misères en envoyant des citoyens à la guerre ou en les condamnant à la pauvreté et à l’insécurité extrême, mais aussi les autres. Ces Monsieurs tout le monde quand ils crient dans leurs stades ‘à mort l’arbitre’. Comme dans les corridas et surtout, faut-il l’ajouter, les arènes romaines pleines de gladiateurs et d’autres malheureux chrétiens ou pas et qui expirent sous les mêmes cris morbides, avides des jeux et du pain, le geste du pouce vers le bas.
On ne navigue pas impunément entre satire et sarcasme. Car une telle navigation n’a aucun sens si elle ne se fait pas dans le but précis, celui de la liberté d’expression. Les caricatures ne sont pas à identifier avec la vérité, mais pointent dans la direction de la vérité.
Et si l’exercice scolaire portait sur l’apprentissage de la liberté de conscience à travers le regard critique sur l’historicité de la constitution des livres sacrés dans toutes les religions confondues? Aucune divinité ne s’en offusquera, car toutes celles qui peuplent les consciences droites sont avides de la vérité, dans l’amour et donc dans le respect, tant qu’à faire. Les élèves auraient eu un accès à un sens critique affranchi d’une charge idéologique. Ils auraient aussi appris que si le christianisme en vertu de l’incarnation du Fils de Dieu s’est affranchi de l’interdiction de faire représenter Dieu sous quelque forme que ce soit, il y a des religions qui ne représentent pas la divinité, encore moins pour en rire.
Or, la parole critique, accompagnée d’un dessin qui gronde, “est un chien qui doit se dépenser, s’épuiser, aboyer, flairer le caniveau et patauger dans la m.. pour libérer le geste qui libère l’image, une idée qui fait rire”.
C’est la vision décrite par l’ancien professionnel de la chose, décrite de l’intérieur du monde qui s’occupe professionnellement de la critique sous forme de caricatures comme moyen de dénoncer l’injustice. Et le faire sur un sujet très grave tout en faisant rire, l’exercice semble déjà particulièrement délicat, voire périlleux, alors qu’il devient insoutenable dans le fait de provoquer le blasphème. Deux planètes semblent inconciliables.
Woliński constate qu’il faut un sacré talent pour faire rire. Et notre journaliste termine d’égrener ses souvenirs du travail chez Charlie Hebdo par dire, qu’il faut aussi du talent pour avoir envie de rire, surtout quand ce n’est plus drôle.
Et moi, j’ajouterai modestement que les massacres assombrissent l’horizon des raisons du rire, mais pas le rire lui-même. Non, ce n’est plus drôle du tout. Le rire libère les énergies étouffées sous stress et la fatigue. Il est en effet vital de mettre de l’oxygène dans le ventre et dans la tête, les deux bien aérés en se portant d’autant mieux.
Jésus a-t-il ri? Le nom de la rose pose cette question, qu’à l’époque de la sortie du livre puis du film, on n’a pas vraiment prise au sérieux, ou alors juste comme un reproche à l’adresse de l’austérité ecclésiastique d’une religion sur le déclin. Avec l’islam nous sommes dans une autre configuration, ce que l’on oublie parfois. La différence n’est pas seulement à trouver dans le contenu du dogme ou sa manière de l’exprimer, elle tient aussi au fait de la différence de provenance historique.
Le christianisme est un produit interne à la culture occidentale, considéré comme concurrentiel voire nuisible pour la liberté d’expression telle que l’on entend dans les cadres du dogme républicain. L’islam s’invite sur la scène européenne et française donc comme une nouvelle donne pour remplacer le christianisme, pensent certains, mais titillant le mode de vie à l’européenne dont la liberté d’expression tient une place centrale.
Au moyen âge, le rire était assimilé au ricanement du diable, donc le rire était suspect et il le demeure tant qu’on n’a pas bien vu la différence entre ricanement et l’expression de la joie. Le chrétien de façon programatif est pétri de la joie intérieure qu’il communique par le rire aussi. Mais où peut-on voir l’expression de la joie libre (et non pas celle qui libère) dans les caricatures tant décriées?
Depuis quelque temps, ce n’est plus drôle de rire, surtout de certains sujets.
Tous les massacres que les caricatures provoquent sont causés par des raisons qui ne sont plus drôles. Mais ce n’est pas tous les rires qui sont l’expression de la liberté qui élèvent et soulèvent, parfois lourdes de conséquences. Mais si ils le sont, c’est assurément pour une insoutenable légèreté de l’être dans laquelle même le Dieu des chrétiens se reconnaîtrait dans ce sourire qui dit : je t’ai vu, je sais ce que tu as dans les tripes, au fond de toi tu n’es pas un si mauvais gars, pas du tout.
L’humour ça fait mal, car le réel égratigne toujours, et surtout quand on sait que l’écorce de l’épiderme, chez les uns les autres, n’a pas la même sensibilité.
Nous courons de crise en crise en laissant derrière nous des passerelles de liberté, titre un autre article sur le même sujet. Et on a envie de se poser la question de savoir que devient un tel acharnement présent de deux côtés. Quelles mauvaises graines d’esclavage y poussent. Et comment cela travaille-t-il la liberté intérieure d’abord, la liberté d’expression par la suite, car n’est libre dans ces expressions que celui qui est libre à l’intérieur de lui-même.
Les attentats de Nice et ses répercussions posent sérieusement la question: peut-on rire de tout? Et sinon pourquoi ? Quelle est la contrainte assumée librement et quels sont les pièges à éviter?
La position du gouvernement français est prise en tenaille entre la fidélité à sa tradition et l’épreuve du réel dans l’opposition à une telle tradition. Les coupeurs de tête s’en prennent à la tête du pays.
Le christianisme, sans s’ériger en donneur de leçons, a une petite expérience dans le domaine de l’attention à l’autre. Il est né avec. Ce fut débattu au premier concile, à Jérusalem en 49 (cf. Actes des Apôtres, chap. 15). A l’époque, le fond du problème était de savoir s’il fallait soumettre les païens convertis au christianisme à toute la législation régissant l’identité juive dans ses aspects individuels et collectifs.
La décision fut unanime : “vous abstenir des viandes offertes aux idoles… et de l’immoralité. Si vous évitez cela avec soin, vous aurez bien agi. Adieu” (Ac 15, 29). La règle étiquetée est une morale relationnelle à double détente, celle du respect du corps, celle de la vie de l’autre, respect de la vie prolongée y compris dans les convictions des autres. Pour ne pas choquer ceux pour qui c’est une abomination, on s’abstient de la viande offerte aux divinités païennes. Alors qu’au fond pour le chrétien cela n’a aucune importance.
Transposant cela sur le terrain des caricatures, s’abstenir de certaines moqueries semble de bon aloi. Mais ce qui est communément admis dans un pays, ne l’est pas forcément dans un autre. La France avec ses particularités en fait l’expérience à la faveur de la mixité ethnique, culturelle, religieuse…
Appliquer le principe chrétien semble une bonne solution, la seule difficulté à laquelle l’État français est confronté c’est de pouvoir se retirer de ce droit d’exercer la liberté d’expression sous contrainte, sous la menace et non pas de façon librement consentie ayant compris et intégré ce principe. Et voici qu’en attendant une solution en bonne intelligence, le pays se trouve dans de beaux draps et l’épreuve de forces comme solution qui n’est présage de rien de bon. Est-ce inévitable ?
Non, cela dépend de nous et des autres conjointement. Nous sommes liés par le contrat social de l’humanité qui est appelée à vivre ensemble. “Laissez moi rire” j’entends ricaner, d’un côté, et “que la joie d’un cœur pur et donc libre emporte tout”, je consens de l’autre. A bon entendeur le salut.